La cuisine jaune

‌‌‌Jeanne avait voulu une cuisine jaune. Carrelée de jaune jusqu’à à mi-hauteur, avec un évier blanc, gigantesque à la mesure des vaisselles épiques qu’occasionnaient des repas surpeuplés où venaient se joindre la famille et les amis et même des personnages qu’on ne connaissait pas vraiment, invités de dernière minute par l’un ou l’autre. On se serrait autour de la grande table en pin ciré du séjour, chaises de paille, de jardin ou tabourets à la rescousse au fur et à mesure des arrivées.  Verres de cristal et verres à moutarde distribués au petit bonheur la chance trinquaient  dans un même élan car la cave d’Hugo était bonne et la cuisine de Jeanne généreuse.
Il avaient gardé le vieux fourneau à bois imposant de l’ancienne maison, monstre sombre et décomplexé dans cette pièce baignée de lumière,   jugé plus  fiable que les cuisinières modernes vantées au salon des arts ménagers, qu’on pouvait réduire à petit feu pour les mijotages délicats ou faire ronfler sous les lessiveuses en acier galvanisé où bouillaient les draps en métis lourds et délicieusement râpeux.
Une étagère d’un jaune crémeux,  large d’un empan courait un mur de la pièce pour s’arrêter devant les fenêtres donnant sur le potager en contre-bas. Chacun y entassait ce qu’il voulait, sans ordre ni la moindre intention décorative, l’essentiel étant que chacun y dépose son petit grain de fantaisie. Ainsi se côtoyaient allègrement les bibelots fragiles de Jeanne, les cailloux bizarres, les petits bouquets sauvages du grand-père, les créations baroques en terre cuites de Chloé et les inquiétantes sculptures de bouts de bois assemblés sous les mains maladroites de Louise, le clou de ce bric- à- brac étant le minuscule aéroplane de Cacou son petit copain, taillé dans un bois tendre et chevauché par un héros à la tignasse de paille blonde, sans doute raidie par l’effet de la vitesse et du vent.
La table de la cuisine n’offrait que cinq places, c’est dire que la pièce était réservée à la famille stricto sensu. Aussi belle que fut la maison dans son ensemble avec sa déco simple mais soignée et sa magnifique cheminée en pierres d’Agen du séjour, aucune pièce ne fut jamais tant aimée. Il y faisait chaud en hiver, frais en été, c’était là, dans ce cocon préservé que se confiaient les petits secrets et que se prenaient les grandes décisions. C’était là que Jeanne faisait du petit déjeuner qu’elle partageait tour à tour avec chacune de ses filles, un moment privilégié, elle leur parlait à voix basse comme à de grandes personnes et les filles en sortaient confiantes et heureuses pour la journée. C’était là enfin que Chloé puis quand elle en eut l’âge, Louise, goûtèrent leur première tasse de café brûlant, certainement  noyé dans une grande quantité d’eau. Le précieux breuvage devait toute sa saveur au moulin que le grand-père tournait gravement à la main avant le réveil de la maisonnée, tout songeur en contemplant par la fenêtre la campagne  encore endormie. Bien plus tard Hugo et Jeanne avait acquis un moulin électrique qui ne leur donna jamais satisfaction et qui finit sa triste vie de mauvais outil au fond de la cave, en proie à l’enfer de la solitude et de la rouille. Le grand-père s’était aussi donné pour charge bien que nul ne le lui ait demandé, le cirage des chaussures qui devaient être alignées chaque soir sur un papier journal étendu sur la table. Quand tout le monde était couché, il s’attelait avec délectation au travail devant un assemblage compliqué de brosses dont chacune avait une spécialité précise et non négociable. Après cela, il rangeait le tout dans une boite en fer blanc qu’il emportait jalousement dans sa chambre afin d’ôter à toute personne l’idée d’un emprunt.
Et puis la cuisine cachait dans son grand placard un trésor: une huche à pain en bois (peint en jaune). La tentation ne venait pas de l’étagère au-dessus avec la tablette de chocolat épais et noir qu’on râpait sur les tartines du goûter mais des baguettes brunes qui dépassaient ostensiblement de la huche. Les filles arrachaient prestement les croûtons et retournaient les baguettes, naïve astuce qui leur laissait cependant le temps de savourer leur larcin avant que Jeanne ne s’en aperçoive et lance les hostilités car à cette époque, on ne grappillait pas toute la  journée…
La cuisine lumineuse de l’enfance de Chloé et de Louise resta un souvenir si profond que jamais au cours de leurs vies respectives elles n’envisagèrent de cuisine autrement que jaune.

12 réflexions au sujet de « La cuisine jaune »

  1. Frog

    Tu as un talent de conteuse merveilleux. Je vois la maison de Monet en te lisant, bien que chez lui c’est la salle à manger qui soit jaune, et à l’émotion de ton récit se mêle celle que j’ai eue à visiter Giverny. Les objets chez toi n’ont rien d’accessoires de décor mais vivent, occupent l’espace. Je ne crois ps du tout aux écrivains contemporains qui déclarent ici et là que l’on ne peut plus (ils veulent dire qu’on ne doit plus) écrire comme avant, que « la littérature de Papa c’est fini », s’imaginant avoir tant bouleversé les codes que le langage même est nouveau (tu parles). Je trouve en te lisant le plaisir que j’ai à écouter les auteurs du XIXeme. Et le plaisir a raison.

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  2. almanito Auteur de l’article

    Merci Frog, c’est vraiment gentil 🙂
    Tu sais je ne suis pas experte, j’écris de la seule façon que je connaisse et plus ou moins bien. L’écrivain (je n’aime pas la féminisation des mots) que tu es doit voir toutes sortes de fautes et maladresses dans mes textes, j’en suis consciente mais j’aime écrire et comme tu dis le plaisir a raison.
    Quelle chance d’avoir visité Giverny!

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    1. Frog

      Je ne suis pas écrivain plus que toi ! Aucune faute ni maladresse ne m’a frappée dans ton texte, bien au contraire, je me disais en le lisant que je ne saurais pas en faire autant. A Giverny j’ai évidemment admiré les jardins mais c’est la maison (dans le jardin, il est vrai) qui a emporté mon coeur, comme je ne m’y attendais pas. Est-ce que ce texte fait partie d’une histoire plus longue ?

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  3. Christian

    Il est un récit que j’ai pris plaisir à lire tellement c’est bien écrit et remémore l’ancien temps que j’ai connu jadis en vacances chez mes grands-parents maternels. Une ambiance douce et feutré de la vie autrefois à la campagne, souvenirs d’enfance qui ont marqués mon très jeune âge.
    Merci beaucoup pour ce si doux écrin de lecture. Amitiés.

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  4. Laurence Délis

    Quelle jolie ambiance surannée, Alma. Tous les détails sont délicatement posés pour nous projeter dans cette cuisine.
    Avec des détails et une époque bien différente, j’aime à penser que la mienne est aussi représentative de moments forts…

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    1. almanito Auteur de l’article

      Merci Laurence.Qu’importe l’époque et la couleur des murs, je crois que l’important c’est la façon de faire vivre un lieu et nul doute que ceux qui ont connu ta cuisine s’en souviendront comme d’une époque chaleureuse et heureuse.

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