Région parisienne, hiver 2016
La neige recommence à tomber, doucement, sans bruit.
Il l’a vue arriver de loin, à demi endormi dans son sac de couchage, il reconnaît le pas hésitant de celui ou de celle qui cherche un endroit pour passer la nuit, pas trop enclavé par sécurité, pas trop en vue non plus pour ne pas avoir d’histoires.
La fille s’arrête à quelques centimètres de lui et Sidoine, aussi simplement qu’ il l’a fait quelques jours plutôt pour le chat qui dort blotti contre son flanc, soulève un pan du duvet et dit : « viens », et la fille se glisse près de lui sans hésiter, presque comme si c’était un droit.
Au petit matin il s’éveille dans un état euphorique. Pourtant le froid lui scie la respiration, pourtant, Squat, le greffier, a toujours son regard d’écorché vif, pourtant, la fille qui a dormi près de lui est beaucoup plus vieille que sa maigreur n’a pu le lui laisser croire. D’un coup d’oeil en biais, il jauge: trente, trente-cinq, ouais, elle a facile dix ans de plus que lui mais il se sent des ailes.
Cap au sud, ils ont cheminé ensemble durant des semaines, si tant est que « la misère est moins pénible au soleil ». Sont-ils dans la misère, le mot ne leur viendrait pas à la bouche, pas plus qu’en pensée. Ils n’en n’ont pas une once de conscience, ils sont simplement là, qui flottent à la marge d’un monde parfois cruel, parfois très beau.
Rien ne les étonne, pas même cette piaule sans fenêtre qu’il ont dégotée pour presque rien dans une petite rue bordée de maisons hautes et colorées. La vue donne sur une cour grise et sale, jonchée de détritus où passent des familles de rats affairées et des pigeons replets. Le voisinage a cancané quelque temps sur la différence d’âge dans ce couple mutique, sur la peau trop basanée de Sidoine et sur la pâleur maladive de Lucie, puis s’est tu devant leur indifférence. Dans la rue, ils marchent côte à côte sans jamais se toucher ni même s’effleurer, mais nul n’aurait l’envie de passer entre ces deux êtres, instinctivement, on les évite, comme s’ils étaient protégés par un halo magnétique invisible. Squat quant à lui a émigré chez une voisine dont les pénates offrent confort et pitance à volonté.
Corse du sud, vendredi 2 juin 2016
Jean-Bernard L. gare sa Bentley au bas d’une colline classée « Espace Remarquable », qui l’est beaucoup moins depuis qu’il a corrompu divers édiles plus ou moins haut placés et qu’ il y a bâti une maison d’architecte, pur bijou design de verre et d’acier, qui effraie les oiseaux de ce paradis isolé. Blanche de B., sa maîtresse, l’y attend comme chaque week-end, telle la dame en sa tour d’ivoire.
Tandis qu’il gravit la côte raide qui le sépare de sa belle, Jean-Bernard ne voit pas Sidoine, tapi dans les buissons, qui l’attend, lui aussi. Il n’entend pas non plus la Bentley qui démarre en silence et file en souplesse maintenant sur l’asphalte toute scintillante dans la lumière des phares.A deux heures du matin, par contre, Jean-Bernard L. et Blanche de B. entendront et ressentiront le choc causé par les quatre bombes planquées dans la propriété par une bande de petits gars, qui, ne voyant pas de voiture au bas de la colline, ont cru la maison inoccupée et donc jugé le moment opportun pour rendre justice à la nature bafouée. Le maquis s’embrase déjà de toutes parts mais les deux amants réussissent à fuir, nus comme des vers, l’un comme l’autre bataillant pour filer en premier, se frayant un chemin entre les flammèches qui semblent chercher à les rattraper. Il trouvent refuge dans ce que l’on ne pourrait même pas appeler un bras de mer, tout juste une voie d’eau séparée du large par un îlot planté de résineux et de bas maquis. Ils ont droit à quelques minutes de répit durant lesquelles chacun constate avec dégoût sur le visage de l’autre l’ignoble image de la peur, la sale grimace de la lâcheté dans la mollesse des lèvres et le regard qui en dit long sur la volonté de chacun d’éliminer l’autre mais ils n’en ont pas le temps, ils n’ont que quelques secondes pour découvrir qu’ils ne s’aiment pas, le feu bondit et embrase l’îlot comme une torche, ils vont « mourir étuvés comme deux homards » relatera le stagiaire du canard local lorsque le drame sera découvert quelques jours plus tard, article suivi d’ un rectificatif et d’ excuses dès le lendemain.
Samedi 3 juin 2016
Sidoine stoppe la Bentley dans la ruelle et, grand seigneur, tient la portière à une Lucie ravie qui, pour l’occasion, a bouclé ses cheveux naturellement plats et ternes. Elle s’engouffre dans l’habitacle, caresse le cuir clair, le respire avec délectation.
Ils ont laissé la voiture au bord de la route avec les clefs sur le tableau de bord, se sont baignés puis ont emprunté un sentier à peine visible pour entamer une longue ascension. Curieux pèlerinage décidé après la découverte, par Sidoine, à la bibliothèque municipale où il a fait le ménage pendant quelque temps, d’ un recueil ancien, recueil vraisemblablement oublié de tous depuis longtemps et dont peut-être même les responsables du lieu n’ont pas connaissance car Sidoine l’a déniché coincé entre deux pans de bois séparant les rayons, tout poussiéreux, piqueté de taches et maculé d’auréoles d’humidité. Le recueil raconte dans un français d’un autre siècle, qu’il existerait un village fantôme. Le lyrisme de la description et le mystère qui entoure l’endroit ont poussé Sidoine à vaincre les difficultés de la lecture avec des passages à demi effacés et des mots inconnus dont il a deviné le sens.
Après une pénible ascension de plusieurs heures où ils ont traversé plusieurs étages de végétation, ils sont parvenus à leur but. L’endroit est apparu soudain en surplomb, la pâle tache ocrée qu’ils avaient aperçue de loin jaillissant de la verdure et du halo bleutés des oliviers, vestiges de cultures anciennes, se couvre de tons plus chauds sous le déclin du soleil. Pourquoi ce village qui semblait avoir été conséquent à en juger d’après les ruines, avait-il été abandonné? Nul ne le savait mais la légende disait que seul un moine vénérable était resté pour veiller sur les vieilles pierres, peut-être dans l’espoir d’y voir revenir la vie un jour.
Le soleil se couche maintenant, embrassant la baie lointaine, un ciel rouge mourant peu à peu dans les eaux déjà noires de la mer, lorsque soudain un craquement de feuilles suivi d’un souffle presque animal se fait entendre. Lucie et Sidoine scrutent la pénombre, imaginant la présence d’un sanglier ou d’une bête sauvage, mais c’est un humain, un pauvre humain loqueteux, très vieux et hirsute, qu’ils distinguent l’espace d’une seconde avant qu’il ne se dérobe à leur vue.
L’histoire ne dit pas ce qu’il advint par la suite, toujours est-il que cette nuit-là, Sidoine et Lucie disparurent à jamais. Mais il se murmure que le vieillard mourut et que, désignés par le sortilège du village fantôme, Sidoine et Lucie furent affectés sine die à la garde des vestiges séculaires et sacrés.
Est ce qu’il y eut dans les années ou siècles suivant quelqu’un d’assez téméraire pour refaire le parcours ? Peut être pas puisque c’est à cause du livre qu’il avait été seul à découvrir que que le couple en était arrivé là. Sidoine et Lucie gardiens à vie………….
le mystère restera entier sur ce parcours initiatique……..
Ce qu’on sait, c’est que la corruption, à terme, porte malheur… Brûlée la villa design irrespectueuse du paysage, brûlé le couple corrupteur et corrompu. Peut-être que Sidoine et Lucie, plus purs, casseront la malédiction, une fois leur mission terminée.
Ha j’aime bien l’idée, si seulement…
Ben voilà ce qui arrive quand on va chercher l’aventure ! C’est une drôle d’histoire ce qu’il advient à chacun de ceux qui ne devraient pas être là où ils sont. Seul Squad-le-pragmatique tire bien son épingle du jeu !
Je trouve le sort de Sidoine et Lucie plutôt enviable aussi.
« L’histoire ne dit pas ce qu’il advint par la suite, toujours est-il que cette nuit-là, Sidoine et Lucie disparurent à jamais. »
Là, tu nous fais marcher ! Tu demandes aux autres de continuer leurs histoires et toi, hop ! panneau « fin ». Ça ne marche pas, il faut une suite ! 😉😉
Non il n’y a pas de suite, ils remplacent le moine. Voilà voilà.
Etrange destin que celui de ces deux êtres paumés qui se sont trouvés pour mieux disparaître de la vie souvent artificielle qui les entourait.
Etrange destin mais pas si mal finalement, ce sont des personnes que je connais dans la réalité qui m’ont inspirée l’histoire et s’ils pouvaient s’en tirer par un bon coup du sort, ça serait bien…
Merci Mony.
Il réside sur cette planète les fortunés et les autres …
Sidoine et Lucie ont su profiter d’un peu de leur richesse pour vivre un bonheur libre …
J’ai envie de penser qu’ils se sont transformés en statues de pierre, le regard vers cette baie lointaine, protégeant précieusement ce village abandonné à moins qu’ils soient devenus Chênes…
Chênes verts alors à cet endroit là. Pourquoi pas ? 🙂
Belle histoire merci
J’ai bien aimé aussi. Tout finit bien, finalement. 😉
Bises et douce journée.