Le hangar

Pour Miletune, mot à insérer: incendie

http://miletune.over-blog.com/2021/02/sujet-09/2021-du-27/02-au-06/03.html

‌‌-‌Le petit port là,  Isa, tu veux pas t’arrêter?
Isa n’avait pas prévu d’arrêt à cet endroit que l’on apercevait depuis la route et qui avait plusieurs fois déjà retenu mon attention.
« Sans intérêt », m’avait-elle répondu, « tu vois bien: y a rien », toute à la prochaine étape qu’elle avait en tête. Y avait  rien mais je trouvais la petite baie charmante, peut-être justement à cause de son calme et de son abandon.
Mon amie avait établi un véritable plan d’état-major de toutes les  choses « incontournables » à visiter pendant mon court  séjour en Bretagne, programme si chargé par un été qui s’avérait caniculaire,  que j’aspirais à souffler un peu entre les soirées binious sur la place du village, les montagnes de crêpes que j’avais ingurgitées, les sorties en mer- autant que d’îles dans les parages- les monuments, les balades matinales sur la côte sauvage, les églises, calvaires et les alignements de Carnac.
J’appréciais, ne vous méprenez pas, mais ces va et vient perpétuels conjugués à la chaleur m’abrutissaient à tel point que d’un jour sur l’autre, je ne me souvenais plus de ce que j’avais vu la veille, d’autant que peu habituée à l’air breton, je devais lutter contre un irrépressible besoin de dormir  à toute heure du jour. « Ca fouette, pourtant, l’air breton! » disait mon amie en appuyant sur l’accélérateur comme pour me transmettre un regain de dynamisme.
J’avais l’impression  de connaitre cette petite baie isolée, une nuit d’insomnie (sans doute l’air breton fouettait-il  plus efficacement la nuit) me rappela des photos en noir et blanc, qui devaient  jaunir dans une valise ou un carton quelque part chez moi ou chez mon frère, lorsque nous avions débarrassé ses affaires à la mort de mon père. Des photos prises je pense avant-guerre, lorsque mon grand-père, sorte de touche-à-tout bricoleur et hippie chevelu avant l’heure, embarquait sa propre marmaille et tout ce qui pouvait traîner de gamins dans le quartier des Batignolles, direction la Bretagne.
Il avait dégoté en bordure d’une baie seulement fréquentée par quelques pêcheurs, un hangar à bateaux désaffecté qu’il avait aménagé de bric et de broc où ce petit monde parigot s’entassait pour les 3 mois de l’été. Une vie de petits sauvages ivres de liberté, de soleil et d’embruns que mon père adorait raconter. 
Son père savait tout faire de ses dix doigts mais était incapable de se fixer dans une entreprise. Les artisans de la rue du faubourg saint-Antoine, où à l’époque se multipliaient les ateliers d’art et d’artisanat dans les vastes cours intérieures des hautes maisons se l’arrachaient, il allait de l’un à l’autre selon ses envies, un jour tapissier, un autre ébéniste ou encore restaurateur d’antiquités historiques auxquelles tenaient les vieilles familles du boulevard saint Germain. 
Il avait récupéré un établi où il montrait le b. a. ba du métier aux jeunes sous ce hangar, travaillait par-ci par-là pour des locaux, pas fâché du tout de réparer les très campagnarde chaises bancales ou défoncées que les locaux lui apportaient. La vie s’y écoulait paisiblement, émaillée par les visites d’un excentrique commandant de navire anglais qui partageait volontiers le fruit de sa pêche contre quelques verres de vin blanc. Les gosses, fascinés par le personnage, s’agglutinaient autour de lui à chacune de ses venues comme des moustiques autour d’une lampe, bluffés par le costume d’opérette blanc et les boutons dorés qui reluisaient au soleil.
Ils avaient aussi parfois le dimanche, la visite des gens du coin, mon père racontait avec le sourire son premier rendez-vous amoureux lors d’un bal du 15 août. Il ne s’était rien passé, tout juste avait-il osé prendre la main de la fille et lui avait-il plaqué un baiser sur la joue, baiser qui si longtemps après faisait encore pétiller ses yeux…
Après que je lui eus raconté tout cela, mon amie Isa accepta enfin de s’arrêter, « mais », dit-elle, « il y a fort peu de chance pour que ce soit là, tu sais.. ».
J’ai littéralement mitraillé le petit port, ne négligeant aucun point de vue, puis la petite maison aux volets dont on devinait encore  le bleu pâle des volets, les alentours, les 3 petits marches glissantes de varech, les rochers. Je n’avais qu’une hâte: rentrer à Paris et comparer mes photos à celles de mon grand-père.
En remontant dans la voiture je me suis enquise de l’existence d’un hangar auprès de mon amie. « Le hangar? », m’a t-elle répondu, il a brûlé dans un incendie provoqué par des squatters, il y a quelques années… Bof, c’était pas une perte: un vieux tas de planches pourries. Mais comment tu sais ça, toi, qu’il y avait un hangar à cet endroit?! »

22 réflexions au sujet de « Le hangar »

  1. Chinou

    Cette région de France est une terre de contes et légendes de croyances et de superstitions mais cette fois ci, il sera facile de vérifier la véracité des faits. Ce texte me plait.

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    1. almanito Auteur de l’article

      Je viens surtout de trouver un charme fou au mot hangar écrit avec un D à la fin dans le titre 😉
      Je lance donc une pétition pour que ce D soit ajouté à hangar, qui sans lui ne semble pas garDer grand’chose 🙂
      Merci Gibu

      Répondre
      1. gibulène

        hangarD doit viendre de « hangarder » mot obsolète qui signifiait au moyen-âge « remiser dans un hangar » 😉 toute lettre a l’utilité qu’on lui donne 😀 bisous

      2. carnetsparesseux

        l’hangard avec un d est bien connu dans la littérature française :
        – « Père, hangardez vous àgauche, père hangardez vous à droite ! »
        – « Si tu ne vas pas à l’hangardère, l’hangardère viendra-z-à toi ! »

        blague à part, j’adore ton histoire, toute vivante et émouvante.

  2. almanito Auteur de l’article

    Oui Carnets, je comprends bien tes louables efforts, j’hangarderai tout de même un peu de honte. Si encore il s’était caché dans un coin obscur du texte, mais, non: dans le titre, inévitable!!!

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  3. iotop

    Bon jour,
    Me suis toujours dis qu’il ne devait pas être simple de supporter des amis.es … aussi grâce à ton texte, j’en comprends toute la portée … 🙂
    Max-Louis

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  4. Quichottine

    J’adore… et je ris en pensant à tout ce qu’on pourrait regarder dans ce hangard… avec un d majuscule.
    Je crois que je l’aurais écrit aussi comme ça si le correcteur automatique ne me l’avait pas souligné.
    (je laisse… c’est trop mimi et j’adore ton histoire.)

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    1. almanito Auteur de l’article

      J’ai corrigé dès que j’ai reçu ma news’ mais trop tard quand même. Le pire c’est qu’il n’y a que dans le titre, là où on le voit bien, que ce D est allé se fourrer, est-ce que les D m’en voudraient? 😉

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      1. Quichottine

        Je ne sais pas… pour ma part, c’est le z qui m’en veut.
        Lorsque j’écris magasin ou hasard, il vient en premier remplacer le s… 😦
        Passe une douce journée, almanito.

  5. Mony

    J’aime beaucoup ce retour dans la vie familiale au départ d’un paysage maritime. L’histoire de ce grand-père, débrouillard et généreux dans le partage d’une certaine douceur de vivre malgré des conditions assez précaires, est belle. Bravo Almanito !

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  6. In the Mirror

    La prochaine fois, tu viens avec moi, je m’arrêterais partout où tu veux 😉
    J’aime ton texte, à sa lecture, il me réchauffe,.. été caniculaire, air iodé et tout ce qui manque à la météo aujourd’hui 🙂
    Dans certains endroits, on voit encore ces hangar(d)s, j’aurais aimé connaitre la Bretagne à l’époque du grand-père.

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