Nous n’avons pas eu le temps de nous retourner au bruit terrible qui venait d’éclater.
Maman venait de lâcher brusquement ma main mais je ne m’en suis pas rendu compte tant ce qui a surgi devant moi était absurde, irréel.
J’ai vu une dame s’envoler par-dessus les voitures, ça s’est passé comme dans les films au ralenti. J’ai vu flotter ses cheveux bruns, sa jupe grise étroite et ses escarpins à talons. Une dame élégante qui soudain flottait dans les airs, avec son foulard de soie fleurie tout doux qui sentait la chaleur de son cou et « l’Air du Temps ».
Son corps a achevé sa course disloqué entre le bitume et le trottoir d’en face. Elle était très pâle et belle, une lumière bleue très douce s’échappait de son visage.
J’ai vu papa placer sur elle sa veste en tweed et empêcher les gens de s’approcher ou de la toucher.
La police et les pompiers sont venus, ils ont enveloppé la dame dans une couverture brillante comme une papillote de Noël et l’ont embarquée dans leur camion. Ils ont aussi emmené un jeune homme qui avait comme une grande plaie sur sa joue.
Je voyais tout comme à travers une vitre embuée quand il pleut, les gens, les pompiers s’affairaient, la seule que je voyais nettement était la dame qui gisait sur le trottoir gris comme une fleur tombée d’un bouquet acheté au marché tout proche.
Je savais que je devais la garder telle quelle dans ma tête pour veiller sur elle, que je devais rester dans cette bulle qui nous isolait du monde.
Maman, je ne sais pourquoi, n’est jamais rentrée à la maison. On m’a secouée, on m’a dit de fermer ma bouche qui depuis ce jour reste ouverte, on m’a emmenée voir des docteurs que j’entendais dire de très loin des mots, des mots qui bourdonnaient sourdement…état de choc…trauma… thérapie… très long…
Quinze ans ont passé. Je veille toujours sur la dame dans ma bulle dont rien ne me fera sortir même quand je travaille: les bonnes soeurs m’emploient à remplir des sachets de bonbons au miel qu’elles fabriquent au couvent.
Non rien, rien ne m’en fera sortir, je l’ai juré à la dame.
Sauf hier, mon coeur a bondi, mes jambes ont flageolé quand j’ai vu l’homme qui vient chercher les cartons de bonbons prêts à être livrés dans les magasins du coin. Il était très beau sur sa moto, en dépit d’une barbe dont la broussaille cachait très mal la grande balafre qui entaillait sa joue gauche.
Je crois bien que je l’aime déjà.
Tu n’avais pas fait attention à lui dans ta bulle ?
Mmm? Je ne comprends pas ta question…
Il n’avait jamais quitté ta bulle puisque son souvenir te revient en le voyant sur sa moto !
Non, le souvenir est éteint sinon elle se rendrait compte de qui il est en réalité…
Un beau petit texte bien concis, émouvant avec très peu de mots. Je ne crois pas que l’âme cabossée retrouvera ses esprits, son domaine n’appartient plus au réel.
Merci 🙂
Je ne le pense pas non plus mais c’est peut-être mieux comme ça..
Mieux, je ne sais pas, mais c’est aussi la réalité.
Ton récit est très émouvant. Un grand merci pour ce partage.
Merci Quichottine 🙂 je disais mieux par rapport à la souffrance qu’elle éprouverait si elle revenait à la réalité…
Les pleurs (des années après le drame) en forme de bonbons au miel envoyés par une mère montée au ciel ne peuvent que faire naître l’amour d’un homme balafré et d’une femme enamourée. C’est du moins mon interprétation de ce très joli texte. (Ressenti perso, en vrac)
Je le pense aussi, elle est partie trop loin.. Merci Karouge.
oh punaise, quand tu décides de ne pas rigoler ça ne rigole pas !
splendide et super émouvant !
J’ai essayé de rire avec le titre…
Merci Carnets!
très joli titre, d’ailleurs.. un peu grinçant une fois l’histoire lue !
c’est beau Alma, merci !!!
Merci Annick 🙂
J’ai déjà vu une dame s’envoler de la sorte… Juste une inconnue par dessus le capot d’une auto toute aussi inconnue… C’était il y a au moins 25 ans, et je m’en souviens encore… Terrible ton histoire…
Oui l’image est choquante.
magnifique récit d’un début de thérapie. Que d’émotion sous-jacente ! merci Alma !
Elle est partie trop loin pour revenir dans le monde réel mais j’ai trouvé intéressant qu’elle éprouve des sentiments justement envers celui qui a tué sa mère, c’est mon côté cynique 😉
terrible – tu décris mieux qu’un article médical la sidération-dissociation devant un trauma insupportable qui en quelque sorte agissent comme un air bag protecteur
La sidération-dissociation est une sorte de déni protecteur, c’est ça?
On le voit à tous les niveaux, surtout en ce moment avec ce virus dont certains vont jusqu’à nier l’existence pour masquer (c’est bien le mot 😉 ) leur angoisse.
Si doux et terrifiant à la fois…
La vie en somme…
Merci Frog.
Impressionnante ta manière d’écrire cette histoire. Chapeau bas…
Merci Pastelle, c’était la façon la plus simple de faire parler l’héroïne en fait 🙂
C’est bluffant en fait…..il m’a fallu une 2e lecture pour comprendre mais que suis-je gnangnante…..chapeau miss Alma. C’est triste, mais je comprends qu’elle reste dans sa bulle, j’ai aussi une bulle à ma façon contre les froideurs du monde.
D’une façon ou d’une autre on a tous une bulle protectrice je pense, merci Caro.
Très émouvant, j’imagine le traumatisme de cette petite fille 😦
Superbe texte Alma, tu as fait fort dans le tragique.
Merci Katia.
Oui, un p’tit texte joyeux comme tout en cette fin d’année histoire de gâcher un peu plus l’ambiance générale 😉
les papillotes ne sont pas que des linceuls pour poissons morts avant crémation
Un petit commis confiseur Lyonnais qui travaillait chez Mr Papillot faisait passer à sa dulcinée des friandises enveloppée d’un billet doux …
Alors quand il est établi que le chocolat est un anti dépresseur
Paix et santé mon amie
Je ne connaissais pas cette histoire, le procédé est tellement plus charmant qu’un texto 😉
Paix et santé pour toi également Serge, c’est la formule exacte en corse: Paci e saluta.
Avec un tel titre pour un mois de décembre, je ne m’attendais pas du tout à un texte de ce genre. Une envolée aussi poétique que sucrée… il fallait le faire : bravo ! J’aime vraiment la tournure que tu as réussi à donner à ce destin tragique.
Merci Elsaxelle 🙂
Une sensibilité à fleur de peau. Merci Almanito pour ce regard que tu portes sur l’humain.
Tu as trouvé le chemin, bravo et merci Mony 😉