La couleur des géraniums

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‌‌‌‌‌‌‌Cinq ans s’était écoulés.
Après la mort de sa « maman », Monsieur Po avait disparu et nul n’aurait su dire où il était parti.
Monsieur Po après moult hésitations avait choisi le plus luxueux des cercueils afin que la défunte y soit confortablement installée, cercueil  qu’on avait tant bien que mal descendu par l’ escalier étroit et raide avec ses petites marches traîtres en pierres disjointes. On n’avait pas manqué, dans le tournant de l’escalier difficilement négociable, d’érafler le mur, chaque défunt né et mort entre les murs de cette antique bâtisse qui datait de la fondation de la ville, laissant là l’empreinte de son dernier passage tout en emportant un peu de sa poussière de plâtre au coin de son cercueil.  Puis il y eut le l’incontournable et longue cérémonie à l’église et enfin le cimetière. Monsieur Po qui était connu partout dans la ville car il y avait grandi et passé la quasi totalité des soixante quinze  années de sa vie, remercia la compagnie qui s’était déplacée et s’en fut comme par magie.
Les persiennes fermées sur le passé, ne restaient plus sur le balconnet que les géraniums d’un rouge éclatant que seule la pluie arrosait et une vingtaines de pinces à linge défraîchies pendouillant sur un fil.
« Tant que les géraniums tiennent, c’est qu’il va revenir! » disaient en se signant les vieilles bigotes du quartier qui en connaissaient un bout sur les apparitions miraculeuses et les signes qui ne trompent pas les vrais croyants.
Il revint.
Il revint aux premiers jours des grosses chaleurs, quand les pêches et les abricots commencent à dispenser leurs arômes de fleurs et de miel dans les compotiers des cuisines plongées dans la pénombre. Tout frais et tout  rond, propret dans un short rouge avec sa chemise assortie bien repassée et son petit air affairé, toujours un peu pressé.
Monsieur Po s’était tout d’abord occupé des géraniums:  quelques coups de sécateurs experts dans les tiges qui avaient ramifié jusqu’à la hauteur de la rambarde du balcon puis un généreux  arrosage d’eau fraîche. Il avait ensuite fait le tour de l’appartement, en tout une chambre avec un grand lit tendu de cretonne fleurie et un séjour meublé d’un canapé étroit qui avait remplacé son lit d’enfant, où il avait dormi des années à son retour à la maison natale quand la vieille Madame Po avait donné les premiers signes de sénilité. Monsieur Po s’était vite habitué à la situation qui lui avait permis de retrouver ses loisirs de jeunesse, le bar de Lucas  où il descendait regarder les matchs de foot ou taper le carton avec des copains de la rue du temps où, gamins, ils faisaient flotter de petits bateaux de papier dans le ruisseau des eaux usées qui filait jusqu’à la rivière en contre-bas.. 
A côté du logement dans l’appartement attenant à celui de Monsieur Po, vivait Sérafina, une brune à la silhouette élancée qui avait conservé toute l’élégance acquise au cours de plusieurs années comme petite main dans une prestigieuse maison de couture parisienne. Lorsque les soirées lui semblaient un peu longues, il arrivait que Sérafina tapât contre la paroi qui les séparait et Monsieur Po la rejoignait pour lui compter certainement plus que fleurette tandis que la « maman » en profitait pour s’échapper sur le balcon où dans une crise de fou rire machiavélique, elle urinait dans les jardinières de géraniums. 
Leurs relations s’arrêtaient à ces amours furtives et quasi muettes, tout au plus échangeaient-ils du sel ou un bout de pain lorsque ces derniers manquaient comme il est d’usage dans les rapports de bon voisinage mais rien de plus.
Mais Sérafina n’était plus là. Des voisins l’informèrent que peu de jours après son départ, elle avait ouvert 6 bombonnes de gaz, qu’elle avait filé, qu’on l’avait retrouvée une bonne semaine plus tard tranquillement installée sur un banc public à deux pas de son domicile après qu’on l’eut signalée dans tous les commissariats de France et de Navarre puis qu’elle avait été transférée dans une « maison de repos ». Tout le monde en  était soulagé même « si la pauvre, on la plaint beaucoup, mais enfin elle a failli tous nous faire sauter! ».
Si Monsieur Po en fut peiné, il n’en montra rien et reprit sa vie paisible dans l’appartement de sa vieille « maman ». Il  entreprit alors un grand nettoyage, vida les placards, fit des tas à donner ou à jeter, méli-mélo hétéroclite et vieillot de bibelots kitchs, vêtements démodés, vaisselle dépareillée, lampes hors d’usage,  regrettant que le bazar entassé durant des lustres par Madame Po ne trouvât  preneur auprès des personnes à qui il l’avait avait proposé. Le contenu de la vie de la vieille dame, désormais trié après les moult atermoiements d’un fils trop sensible attendait désormais son sort dans des sacs poubelle qu’il ne se résolvait pas à descendre aux ordures, encombrait l’appartement si bien que Monsieur Po se réfugia sur le petit balcon.
Les géraniums taillés et soignés avaient  repris de la vigueur et repartaient déjà à la conquête de la balustrade. Le soleil de fin d’été roussissait la lumière qui se déclinait sur les feuilles les plus basses en multiples teintes de roses et de jaunes.
Monsieur Po s’était remis à sa première passion, celle de la maquette. Depuis l’âge de 15 ans en effet, il reconstituait avec une précision maniaque de petits villages à l’aide des matériaux qu’il ramassait ci et là comme les pierres qu’il taillait en pièces minuscules. Il en possédait une dizaine, véritables petits bijoux de réalisme pour lesquels de nombreux collectionneurs lui avaient proposé de coquettes sommes mais monsieur Po n’était pas intéressé. Il préférait  voir ses oeuvres exposées dans les églises des environs au moment de Noël, ce dont il tirait une grande fierté car elles le hissait au titre de gloire locale durant les quelques jours des fêtes de fin d’année. Ses dispositions artistiques auraient certainement pu être autrement exploitées mais monsieur Po qui avait perdu son père très jeune lors d’une chute mortelle alors qu’il posait des carreaux de faïences  décoratifs sur les pourtours de fenêtres d’une maison bourgeoise, avait décidé de suivre les pas de son père en devenant carreleur.
Ainsi installé devant la table pliante du balcon, auréolé de la douce lumière d’automne, il ressemblait au petit garçon sage qui y faisait jadis ses devoirs d’école. Il n’avait guère changé d’ailleurs, toujours petit et légèrement trapu sans être gros, d’un physique banal au point de passer inaperçu la plupart du temps, il était l’illustration parfaite de son nom: court et rond.  A 30 ans ses cheveux qu’il coiffait avec une éternelle raie sur le côté gauche avaient blanchi, c’était  là le seul élément  qui trahissait son âge.  Monsieur Po n’avait pas vraiment changé depuis l’enfance,  enfant déjà vieux ou septuagénaire toujours jeune, tout dépendait de l’humeur des commères  du quartier, selon qu’elles se rendaient à confesse ou qu’elles en revenaient.
L’hiver survint. Cette année-là, il neigea et les géraniums rouge cramoisi pas le moins du monde découragés par le froid se détachèrent  nettement  sur l’uniforme blancheur.
Un matin le téléphone retentit dans l’appartement:
« Je suis à la gare », disait la voix.
« J’arrive! » répondit Monsieur Po.

 



31 réflexions au sujet de « La couleur des géraniums »

  1. karouge

    Géranium et balcon, c’est toujours cette chanson de Paolo Conté qui me traverse l’esprit et le cœur.
    Juste un extrait des paroles (chanson « una giornata al mare »), en VO (c’est plus bo, se dit monsieur Po):

    « Tu sei rimasta sola
    Dolce madonna, sola
    Nelle ombre di un sogno
    O forse di una fotografia, lontani dal mare
    Con solo un geranio e un balcone

    Ti splende negli occhi la notte
    Di tutta una vita passata a guardare
    Le stelle lontano dal mare
    E l’epoca mia è la tua
    E quella dei nonni è dei nonni
    Vissuta negli anni a pensare

    Una giornata al mare
    Tanto per noi morire
    Nelle ombre di un sogno
    O forse in una fotografia, lontani dal mare
    Con solo un geranio e un balcone »

    Bonne journée Almanito!

    Répondre
    1. almanito Auteur de l’article

      Alors, alors, j’ai mis 3 mois à terminer ce texte, dieu quelle flemme! Imagine sur un roman, j’en ai pour 3 ans, sans parler des relectures et des corrections….
      Mais je reviendrai dans une autre vie, j’écrirai un grand roman qui remportera tous les prix et je mourrai très jeune, ça sera très triste et très beau. Merci MD

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      1. M.D.

        Trois ans pour un roman ? Pfff…moi j’en ai un qui traîne depuis….plus de quatre ans ! Bon je crois que je vais faire comme toi, je reviendrai dans une autre vie 😉

  2. emma

    alors alors, plusieurs hypothèses mon cher Watson.

    Monsieur Po,( dont on eut volontiers confié le rôle au regretté Jacques Villeret, pour sa rondeur et ses talents de maquettiste) , revient après 5 ans tout propret avec une chemise bien repassée.
    On subodore une femme là dessous, Visiblement il n’est pas allé faire son deuil dans les bas fonds. Et puis il n’est pas insensible aux charmes de l’autre sexe, une seconde maman l’aura recueilli quelque part, peut être séquestré dans un nid d’amour, dont il vient juste de s’échapper.

    Mais n’oublions pas l’explosive Serafina, qui curieusement avait elle aussi disparu, puis réapparu fort égarée. Ce qui nous amène à un scénario de type « soupe aux choux » dans lequel, et ce ne peut être un hasard, Villeret a aussi excellé.
    Po et Serafina ont été enlevés dans une soucoupe. Pour une raison obscure, Serafina n’a pas fait l’affaire des petites femmes vertes, qui l’ont larguée rapidement, mais monsieur Po a fait leurs délices pendant 5 ans, temps maximum d’autonomie d’énergie pour la soucoupe qui a dû repartir vers sa base.

    Mais qui est au bout du fil dans ce suspense absolument insupportable (on peut dire que tu sais ménager tes effets ! )
    – Serafina qui avait bien caché son jeu jusque là ?
    – une petite femme verte que Mr Po avait stockée dans une glacière à la consigne et qui vient de décongeler ?
    – la matrone d’accueil de la première hypothèse, à qui Po est resté attaché ?
    – le correspondant anglais des temps anciens qu’il a récemment retrouvé sur internet ?

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    1. almanito Auteur de l’article

      Déjanté au possible, j’adore 😉
      Donc ce pauvre Monsieur Po sous ces aspects insignifiants serait un bourreau des coeurs, un homme plein de talents cachés et même les petites femmes vertes…
      Bien, bien Emma, bravo, tu me donnera la recette de ta nouvelle tisane aux herbes 😉

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  3. Dominique

    J’ai bien suivi jusqu’à presque la fin, et là : je n’ai pas réussi à démêler mes neurones sur les 2 dernières lignes… ce doit être cette chaleur persistante qui n’est plus de saison…
    C’est pour une suite, ou ça se termine comme ça ?

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  4. Laurence Délis

    Quel portrait vivant ! Toujours fan de ton écriture si visuelle. 🙂
    On entre dans la vie de monsieur Po avec quelques indiscrétions assumées, c’est plein de détails savoureux et la fin, ouverte laisse au lecteur le possible de… tout et son contraire.
    C’est parfait ! 🙂
    Merci Alma

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    1. almanito Auteur de l’article

      J’aurais bien assumé un peu plus d’indiscrétions mais finalement j’ai pensé aux lecteurs, j’ai hésité, chose m’a t-on dit avec raison qu’il ne faut jamais faire. La prochaine fois…:)
      Merci Laurence.

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  5. Frog

    Mais, mais… Ne nous laisse donc pas ainsi en plan, chère Almanito ! Je veux savoir quel est le vrai rôle de ces mystérieux géraniums qui résistent à la neige… Il y a du conte de Grimm là-dessous, une sorte de Grimm méditerranéen !

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    1. almanito Auteur de l’article

      Ha je voyais ces géraniums comme le fil rouge (forcément) d’une histoire d’amour discrète, mais pourquoi pas? Je ne sais écrire un conte malheureusement …
      Merci Frog, moi j’attends Kanako avec impatience 😉

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  6. caroleone

    Le fil rouge c’est le géranium aussi je pense qu’au bout du fil c’est la dame au géranium, son amour d’enfance, un amour impossible aujourd’hui devenu réalisable, sous le feu du géranium, bien entendu comme un petit halo protecteur.

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  7. Mon p'tit grain...

    Mon p’tit grain…
    Aurais-je attendu Monsieur Po avec une telle patience? Sans doute l’aurais-je secoué par les épaules ou par la parole, ou les deux : « Alors, tu t’décides, oui ou non? » et sans doute aurais-je échoué…. Mais là, les ellipses sont la clé de la réussite. Bravo Alma!

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