Sortie

C’est drôle, elle ne s’est pas reconnue dans le miroir de l’entrée. Elle a longtemps cherché son ruban pour attacher ses cheveux et puis aussi ce petit carré en vichy qu’elle aime bien nouer autour de son cou, en plaçant le nœud sur le côté, parce que c’est la mode. Elle n’a rien retrouvé en fait, mais tant pis, elle est pressée. Bizarre tout de même, cette vieille femme si pâle dans la glace qui ressemble un peu à sa grand-mère…. Mais elle n’a pas le temps de réfléchir à tout cela, les copains l’attendent en bas, alors elle descend les marches aussi vite qu’elle le peut.

Il fait nuit dans la rue. Les copains ne l’ont pas attendue, mais ce n’est pas grave, elle va les retrouver sur la plage. Philippe sera sans doute déjà dans l’eau, il la verra arriver de loin et lui fera signe à grands gestes pour qu’elle le rejoigne. Sa peau brune luira de gouttelettes irisées sous la lueur de la lune et il rira de la voir courir sur le sable.
Les autres auront allumé un feu avec des branchages rendus par la mer que le soleil aura séchés, il y aura de la musique parce que Nanou apporte toujours son transistor que Dédé s’ingénie à accompagner à la guitare. On va danser, comme tous les soirs et Philippe lui dira encore qu’il l’aime. La vie est belle quand on a vingt ans et qu’on s’éloigne à grand pas de la guerre. Anna et les autres sont bien décidés à vivre à fond dans ce monde moderne qui leur tend les bras et à profiter d’une liberté qui semble illimitée.
Anna songe avec satisfaction que ni son père ni son frère ne l’ont empêchée de sortir, ce soir … En y réfléchissant, elle se demande s’ils étaient seulement là, lorsqu’elle est discrètement sortie de la maison…

Anna vacille un peu en traversant la rue, éblouie par les phares des voitures et les lumières de la ville, affolée par les bruits inhabituels des moteurs et des klaxons. Elle louvoie entre les véhicules, frêle silhouette flottante, un peu irréelle.
Et puis la plage, enfin.
Déserte. Obscure.

Ses yeux s’accoutument petit à petit au contraste, elle fouille l’horizon du regard, et son cœur se serre dans le silence. Il ne reste pas la moindre trace du petit feu entre les rochers, pas même un morceau de bois carbonisé et le petit bateau de Philippe, toujours arraisonné au piton à droite, a disparu. Incrédule, elle regarde autour d’elle, va et vient à gauche, à droite, retourne sur ses pas, doute, vérifie ses repères, puis, se résigne à appeler en se dirigeant vers l’eau. Elle rentre lentement dans le liquide doux, se détend et continue à marcher, droit devant elle. Elle se sent bien, la mer est si calme ce soir. Soudain elle entend le rire de Philippe. Il est là-bas, un peu plus loin, vers le large, elle l’entend même très bien maintenant. Alors elle s’étend doucement sur le satin sombre de l’eau et sa chemise de nuit flotte autour de son corps comme des voiles claires qui l’emmènent pour un long voyage.

21 réflexions au sujet de « Sortie »

  1. gibulène

    Quel récit émouvant ! Anna aurait pu aussi bien s’appeler Ophélie……… cette vieille dame est émouvante de sincérité, de solitude et d’oubli. Nul doute que Philippe saura la guider dans les arcanes de la nuit………

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  2. Dominique

    Ça ne fait rien si j’ai un peu deviné la fin dès le départ ? Non pas que le suspens n’y était pas, il y était, mais ta phrase : « Les copains ne l’ont pas attendue… » m’a mis la puce à l’oreille. Peut-être est-ce qu’on le même cheminement pour les fictions ?
    En tout cas j’ai bien aimé cette triste histoire d’une dame perdue dans le temps.

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  3. almanito Auteur de l’article

    Je n’ai pas pensé une seconde ménager un suspense, peut-être qu’on commence à se connaître l’une et l’autre et qu’on devine un peu comment on chemine? 😉

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  4. Frog

    Alma, comme tu écris bien… il y a du coeur dans tes histoires, une tendresse qui me traverse, et une sincérité qui ne se contrefait pas. J’admire la clarté de ton écriture. J’ai le coeur serré pour cette vieille jeune fille à qui la dernière heure fait la grâce de se parer du sourire de l’amour.

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  5. almanito Auteur de l’article

    Merci Frog. Il y a quelques années une dame est partie comme ça, en pleine nuit. On m’a dit qu’elle était folle, j’ai trouvé ça triste et j’ai voulu une autre fin pour elle.

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  6. polly

    Comme j’ai glissé avec elle dans la beauté des flots et l’amour de Philippe qui rit! La tragédie n’a pas lieu dans la subtilité de ton écriture, c’est la vie même qui dérive vers l’éternelle jeunesse. Cette vieille dame a trouvé le chemin pour rejoindre les étoiles.

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    1. almanito Auteur de l’article

      C’est gentil Karouge merci. Non je ne suis pas dans le quartier qui est régulièrement inondé, par contre en rentrant j’ai constaté que les dalles des nouveaux trottoirs qu’on nous a récemment posés et à grands frais ont des dalles qui se soulèvent sous l’effet de l’eau. Tu poses innocemment ton pied dessus, ça fait gloups et tu te retrouves mouillé jusqu’aux chevilles, mais ça c’est juste pour l »anecdote. Et comme dit not’ maire à tous  » autant d’eau, c’était pas prévu ». 😉

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  7. Laurence Délis

    Un récit qui m’a particulièrement touchée. Dès les premières lignes j’ai pensé à ceux qui sont touchés par la maladie d’Alzheimer… Peu importe, si ce n’est pas le cas. J’aime la douceur qui accompagne la fin d’Anna à travers ses plus beaux souvenirs.

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