Au bout du monde

C’est un petit village posé sur un piton rocheux, cadenassé par des cimes qui parfois gardent leur neige jusqu’à l’été et le torrent, intrépide à la saison froide, discret et parcimonieux  sous la canicule. La façade de la première maison prolonge l’à pic et toutes les autres dévalent derrière, petits toits gris pelotonnés les uns contre les autres, sagement  soumis à sa protection.
On y accédait à dos d’âne il y a  un demi siècle et la route étroite et sinueuse porte encore aujourd’hui les traces de cet ancien sentier de berger.
Il faut faire une halte après un virage, là où une étrange pierre éclate parfois sous le gel et déverse une poussière de sang rouge vif. Joseph en recueille un peu entre ses doigts, songeur. Il contemple son village de loin, le souffle court, hoche la tête. Pas de château, pas de tour crénelée pour veiller sur ces âmes, seulement un petit hameau qui s’affirme fièrement du haut de son rocher, bâti à mains d’hommes par la seule force de leur courage.
On a dallé de larges plaques d’ardoises les sentes qui serpentent en labyrinthe entre les maisons, et les façades sont si rapprochées que l’on a l’impression de se retrouver au centre d’une seule et vaste demeure où chaque famille y aurait tissé son petit cocon.
Pourtant il y a la belle place circulaire qui s’ouvre à la lumière et à des rêves de lointain emmaillotés de brumes légères,  ponctuée d’antiques bancs de pierres où les vieux viennent réchauffer leurs dos fatigués et les souvenirs du temps passé. Et puis l’église avec sa porte toujours grande ouverte, si vivante,  au décor un peu surchargé, beaucoup de fleurs, des branchages odorants glanés dans le maquis,  des saints colorés, de petits anges joufflus qui jouent à cache-cache entre les piliers et des tableaux naïfs mais encadrés des trop rutilantes dorures de la foi des humbles. 
Joseph inspecte le four à bois communautaire, content d’y trouver les traces d’un usage récent. C’est qu’il le connait bien, ce vieux foyer à pain et à  fêtes.
Les fêtes. Celles du village bien sûr, celles du curé, aussi, celles de la saint Jean:  le grand bûcher que l’on préparait dans l’allégresse plusieurs jours à l’avance et les migliacci dégustés autour du feu tous ensembles, clins d’oeil complices, joues rosies par les flammes étincelles de joie simple et partagée. Mais il y avait aussi les fêtes « pour rien », les fêtes que l’on s’inventait à l’occasion d’une bonne aubaine, quand l’un avait troqué son sac de farine de châtaignes contre un autre d’oranges ou de citrons ou  quand un petit rentrait victorieux, son certificat d’études en poche. Tout était prétexte et Joseph était un maître pour trouver des raisons de se réjouir autour de la pulenda toute tiède sortie du four dans son lit de feuilles de châtaignier.
Joseph à l’âge de douze ans était devenu facteur pour remplacer son cousin tombé malade. Pas bien vieux mais costaud, il partait tôt le matin pour la distribution dans les cinq ou six villages avoisinants. A vol d’oiseau, les distances étaient ridiculement courtes, mais chaque hameau était séparé des autres par des cols durs à gravir et Joseph, qui n’était pas un oiseau mais seulement un courageux petit gars rentrait tard, le soir de sa tournée. Ce fut l’occasion pour lui de découvrir un autre univers, bien que celui-ci ressembla fort au sien, mais il eut la révélation du monde et l’envie de savoir ce qui se trouvait au-delà de ses montagnes. Il s’était mis à lire aussi. Beaucoup. Pas de grands livres savants, non, pas de romans, non plus. Il lisait les journaux. Tous. De la première à la dernière page, avec passion, avec boulimie.
Alors, quand il assistait aux fêtes, Joseph, qui en était presque toujours l’instigateur, s’écartait un peu du groupe  pour mieux savourer l’euphorie ambiante,  la guitare un peu mélancolique et garder l’image sacrée de tous ceux qu’il aimait. 
Car il le savait depuis toujours, Joseph, qu’un jour il partirait. Mais ce qu’il pressentait en lisant la presse à la veille de ses 18 ans, ça, il ne l’aurait jamais voulu.
La guerre arrivait, il s’engagerait parmi les premiers,  et ce qu’il allait voir au-delà de ses montagne, il ne l’aurait jamais imaginé.

20 réflexions au sujet de « Au bout du monde »

  1. Dominique

    Belles descriptions , j’ai pu « tout voir » ! Quant à l’envie de savoir ce qui se passe au-delà de la vue… on a bien des surprises, et ce pauvre Joseph en fera les (tristes) frais, je suppose…
    Je faisais un parallèle avec ce que décrit Simonu dans ses textes : lui ça relève souvent de « l’intérieur », de l’intime, toi de l’extérieur, comme une observatrice de ce qui t’entoure.

    Répondre
  2. almanito Auteur de l’article

    C’est vrai je suis témoin de ce qui m’entoure sans jamais m’inclure dans un récit.
    Simonu lui est témoin et acteur – et quel personnage! – d’un patrimoine mais aussi un philosophe-poète 🙂

    Répondre
  3. Frog

    Et moi aussi, une chaise s’il te plaît. Ton texte illumine mon matin. Comme je voudrais y être, et goûter à ces choses inconnues. Quelle belle écriture, lumineuse et exacte.

    Répondre
  4. almanito Auteur de l’article

    Ton jardin a illuminé mon après-sieste 😉
    Il suffit de prendre un avion et je pourrais t’emmener voir ce petit village en dehors du temps comme beaucoup de nos villages. Malheureusement celui qui lui donnait tout son sel avec ses histoires d’autrefois n’est plus mais tu aimerais la balade, j’en suis certaine.

    Répondre
  5. Simonu

    Sommes-nous si particuliers pour communier à ce point avec notre espace et courir dans le temps passé ? Un présent qui prend toute sa saveur en visitant et revisitant le souvenir, c’est ainsi qu’il prend épaisseur et consistance, c’est ainsi qu’il existe en espérant se construire un futur qui n’est pas. L’ici et maintenant ne suppose-t-il pas voyage dans l’ici d’avant ?
    J’ai vu, j’ai compris. Bonne journée 🙂
    A propos de roman, j’ai une trame coincée quelque part, que je ne parviens pas libérer. Je vais en livrer bientôt l’amorce… Une gestation de 25 années et un accouchement qui ne vient pas… Il me semble savoir pourquoi.

    Répondre
  6. almanito Auteur de l’article

    Le passé c’est un peu notre armature, un refuge aussi avec l’insouciance de l’enfance et d’autres valeurs, celles d’une vie simple et du temps qu’on ne compte pas entre autres. Alors en parler, c’est certainement se rassurer.
    Ha j’ai hâte de voir cette trame coincée 😉 et serais curieuse de savoir pourquoi elle l’est, coincée!
    Bonne journée Simonu

    Répondre
  7. almanito Auteur de l’article

    Alors il vaut mieux en effet le travailler sur des pages privées et le confier ensuite à un éditeur (on en a un à Bastia qui conçoit l’édition de façon très originale, je ne sais pas si vous en avez connaissance) mais vous me préviendrez, je veux être parmi vos premiers lecteurs 🙂

    Répondre
  8. polly

    L’innocence perdue dès qu’on s’affronte aux intempéries mortifères et mondiales. Quel beau tableau des jours anciens tu nous donnes à voir, un havre qui entoure le four à bois, une île là-haut sur la montagne, une île simple et chaleureuse.

    Répondre

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s