Silhouette trapue, on la rencontre sur un banc ou sur le parapet qui borde le rivage ou bien encore attablée devant un hamburger à la terrasse d’une restauration rapide, mais jamais là où l’on s’attendrait à la voir. Rose fuit la routine, à croire qu’elle essaie tous les endroits de la ville avant d’élire un coin bien à elle comme on choisit son domicile pour toujours.
On la connait un peu partout, depuis les entrées réservées au personnel des cliniques jusqu’ aux laveries automatiques dont les moteurs des machines, à plein régime dans la journée, lui conservent un peu de chaleur pour la nuit, en passant par les bancs du vieux port et certaines portes cochères plus accueillantes que d’ autres. Après avoir récupéré son paquetage de nuit dans une planque qu’elle tient secrète, elle arrive le soir tombé, ombre courte et pataude, sûre de son bon droit car elle a surveillé les alentours plusieurs heures durant, évalué les risques et les avantages avant de se décider à s’installer pour dormir.
Au petit matin elle a déjà disparu, laissant place nette après avoir donné un coup de balai sorti comme par magie d’un inénarrable sac étanche contenant outre le balai pliant, un petit réchaud à gaz, une casserole, une mascotte dont elle confie rarement l’existence et toutes sortes de choses qu’affectionnent les ménagères accomplies.
Elle se raconte parfois. Des phrases courtes, syncopées, entrecoupées d’un sourire déformé par les goulots de bouteilles de rosé dont elle raffole, qu’elle mélange « par raison » à quelques gouttes d’eau parcimonieuses. Ou bien elle s’évade dans un long monologue, elle affabule et brode à l’envi et bien malin celui qui démêlerait le vrai du faux quand son regard se perd au-delà des montagnes.
Elle s’exprime joliment, d’une petite voix posée et douce, qui ne choquerait pas dans un salon où l’on boit le thé dans de la porcelaine fine, voix qui peut devenir rauque et ordurière lorsqu’elle est en colère.
C’était à Paris, dans une cour obscure coincée entre quatre pans de murs où grandissait une petite Rose près d’un buisson de verdure qui s’étirait désespérément vers le ciel, happant la lumière goulûment entre les lézardes d’une façade pisseuse, pendant que « Maman Aline » recevait des messieurs. Lorsque le défilé cessait, Rose rentrait et Aline faisait chauffer le lait pour son chocolat chaud dans lequel elles trempaient leurs tartines beurrées. Parfois le méchant Bob faisait irruption dans le petit logis et Rose devait redescendre dans la cour. En repartant, il pinçait méchamment la joue de la petite qui pouvait enfin rentrer. Après les visites de Bob, Aline avait souvent des marques violacées sur son visage, elle disait alors qu’il fallait aller se coucher…
Rose divague un peu en se balançant sporadiquement sur son banc. Ses écouteurs lâchent une musique intemporelle très basse, indéfinissable et ses yeux s’oublient dans le sillage d’un bateau qui file vers le large.
Après Noël, elle est allée sur le chemin de l’aéroport pour regarder la ville illuminée de loin. Le seul endroit d’où l’on peut la voir dans son ensemble. Parce que le matin, elle a feuilleté le magasine qui trainait sur une table du Balto où elle a bu son café. Elle a vu les photos de la terre prise depuis l’espace, une multitude de pays qui semblaient tous très près les uns des autres, enchevêtrés dans un faisceaux de lumières comme des étoiles. Depuis la plage, chaque fenêtre, chaque guirlande, réverbère les étoiles du ciel. Toutes semblent blotties les unes contre les autres, assemblées et liées pour se tenir chaud et se protéger. Rose n’y croit pas, elle pense que chaque homme blotti dans la chaleur de son logis déteste son voisin, et que toutes ces lumières ne sont qu’illusion.
Rose l’exclue se contente d’être spectatrice d’un monde qui ne veut pas d’elle et dont elle ne veut pas non plus. Le dégoût sur les lèvres mais émerveillée, elle se sent proche de ce fou de Pesquet, là-haut qui contemple de loin cette humanité à la fois sombre et lumineuse.
Joliment triste… Pauvre Rose fanée sans doute trop tôt par la vie et le temps !
Rien à redire sur le fin pinceau de ton écriture.
Oui mais attention, elle a tout de même quelques épines, la Rose 😉
Tu les aimes ces laissés-pour-compte dont tu racontes si bien la vie !
Sensible et terriblement juste. Merci Alma.
Oui, j’ai de la tendresse pour ces personnes qui n’ont rien de banal, longtemps j’ai discuté avec celle que j’appelle Rose, elle n’avait qu’une idée, celle de me persuader d’adopter la même vie qu’elle! Ils ont souvent un regard sur la vie qui nous manque d’une certaine façon.
Maintenant Rose ne parle plus à personne, la rue a fini par faire chavirer sa raison, c’est souvent le cas.
Qu’elle est attachante, Rose, avec son lourd vécu et son refus ! comme on aimerait la réconforter et lui offrir un peu de confort et d’amitié !
Elle refuserait tout réconfort et toute amitié, on ne pouvait l’approcher que sur la pointe des pieds 🙂
Anecdote perso: à seize ans, pendant les vacances lycéennes, je suis parti en stop en Angleterre. Débarqué à Dover, j’ai cherché l’endroit où se trouvait l’auberge de jeunesse. Sur le chemin, un noir « immense », un clodo avec un grand manteau, impressionnant, qui faisait les poubelles. J’arrive à l’auberge, la femme me demande à deux reprises : « close the door, please ». Je n’ai pas compris ce qu’elle me demandait. Le lendemain, je ré-embarquais pour Calais !
Depuis, j’y suis allé plusieurs fois!.Mais jamais je n’ai oublié ce « géant », ce Dover Man…
J’suis très limitée, j’ai pas tout compris. Il a tué la femme? Pourquoi es-tu reparti?
parce que je me suis rendu compte que je ne parlais pas deux mots d’anglais !!!
Et donc le Dover man…??? Il a tué la femme?
(c’était peut-être le meilleur moyen d’apprendre l’anglais que d’y rester 😉 )
non, pas du tout. La gardienne de l’auberge de jeunesse et le clochard ne sont pas reliés. Je me suis seulement demandé ce que je faisais là à ne pas piper un mot de ces sauvages anglais! Depuis j’ai écouté les Sex Pistols et chanté God save the Queen…
Ben dis donc, c’est tout un décryptage 😉
Comme d’habitude, touchée/coulée par ton récit, comme un naufrage qui vient de loin.
Comme tu dis, un naufrage. La rue rend fou, je ne sais pas si tu as vu plus haut dans une réponse je dis qu’hélas maintenant Rose s’est renfermée sur elle-même…