La nougatine de Pâques

Ils arrivaient toujours vers Pâques. La Pontiac Spécial 6 Woody vert clair apparaissait soudain dans le dernier tournant avant la maison et se garait sous les pins. L’oncle Valère et la tante Jenny en sortaient, hirsutes et accablés de chaleur dans leurs vêtements du grand nord canadien. On aurait pu croire qu’ils avaient fait le voyage d’une seule traite tant ils paraissaient étonnés de se retrouver soudain parmi nous, en plein cœur du sud de la France.
« Mais vous allez crever de chaud, débarrassez-vous donc de vos manteaux! » disait  immanquablement maman.
Et Jenny répondait toujours:  » Bien sûr, Jeanne, mais laisse-nous le temps d’arriver ».
Tante Jennifer tenait beaucoup à cette mise en scène qu’elle renouvelait chaque année, comme pour marquer le fait qu’elle habitait au bout du monde et en rajoutait question couleur locale afin de nous épater. Une fois posés manteaux en peaux retournées et bottes fourrées, l’oncle Valère retroussait les manches d’une très folklorique chemise de trappeur à carreaux et nous prenait chacune dans ses bras pour nous faire tournoyer en l’air dans la cuisine, embrassait ses beaux-frères sur la bouche et effleurait élégamment de ses lèvres les mains de ses belles-soeurs à la fois flattées et gênées, tandis que Tante Jenny embrassait chacun chacune de façon traditionnelle.
Les hommes de la famille acceptaient de fort mauvaise grâce ces baisers intempestifs, surtout le petit oncle César, gendarme de son état, court sur pattes et complexé, qui interprétait ce geste comme un outrage à son orgueil de mâle méditerranéen. « Allez, César, à la russe! » s’exclamait Valère qui n’était pas plus Russe que Canadien mais Roumain, ancien militant  » mais pour la bonne cause » disait Jenny, ayant fui son pays quelques années auparavant.
Nul n’aurait osé s’enquérir de ce que la tante entendait par « bonne cause », préférant sans doute ne pas en savoir davantage sur ce phénomène des Carpates rondouillard et pommadé comme une cocotte qu’elle entretenait depuis leur mariage, pas plus que l’on ne lui eût demandé la raison pour laquelle elle avait anglicisé son propre prénom.
Venait ensuite le cérémonial des cadeaux. La famille en cercle autour de la fascinante voiture aux portes de bois, l’oncle et la tante prodigues ouvraient le coffre pour en sortir des merveilles qui laissaient les enfants bouche bée tandis que les parents retenaient leur souffle, dubitatifs, devant le contenu hétéroclite et souvent bariolé qu’ils exhibaient, fiers et heureux de notre stupéfaction. Ils ressemblaient  à des bonimenteurs de foire ou à des vendeurs de tapis dans un souk oriental vantant leur camelote:  babouches de toutes tailles, napperons brodés, vaisselle décorée, poupées de tous pays, couvertures épaisses, tours Eiffel en plastique doré, bilboquets, toupies, foulards criards…..
Restait au fond, coincé derrière les sièges avant, l’immanquable gros paquet dont chacun connaissait le contenu. « A toi, Hugo, on te laisse faire, c’est toi le plus costaud » disait Jenny à mon père qui s’emparait du colis volumineux avec précaution pour le transporter dans la cuisine.
A la fin de la journée, la maison étant déjà comble, le couple fantasque montait une tente de toile beige dans le jardin. Nous les assistions , envieuses, harcelant sans succès les parents pour que l’on nous permît d’y dormir. Ils avaient tous deux l’aura de la nouveauté, celle des grands aventuriers et de la fantaisie et leur venue suscitait autant l’excitation que l’admiration des enfants que nous étions.
Nous nous battions pour obtenir leurs faveurs et vénérions cet oncle qui partageait nos jeux comme un gosse et accaparait en pacha l’unique salle de bain des heures durant avant d’en sortir parfumé et crémé de la tête aux pieds. Nous suivions son sillage comme une nuée de petites mouches se disputant la place sur le rebord d’un pot de confiture…
Le jour de Pâques arrivait et on pouvait enfin déballer le gros paquet. Nous savions déjà ce qu’il contenait mais le plaisir restait le même d’année en année. C’était un énorme œuf de Pâques, plus haut que la plus jeune d’entre nous. Sous son magnifique ruban de tulle, il trônait, splendide et brillant au milieu de la table. L’oncle César, d’un coup de marteau sec faisait éclater la coque épaisse et les mains se précipitaient pour saisir les premiers éclats. Nous faisions fondre le chocolat sur la langue en fermant les yeux de bonheur. La couche de nougatine se faisait alors sentir avec ses petit copeaux d’amandes qui nous râpaient le palais, si dure que nous ne pouvions la croquer et que nous la recrachions, dépitées, dans le jardin pour le plus grand régal des fourmis.

Et puis un matin, en nous levant, nous constations que la drôle de voiture à l’immatriculation bizarre et la tente avaient disparu. Ils étaient partis comme ils étaient venus, sans prévenir, et derrière la vitre du séjour nous sentions le vide que l’oncle Valère et la tante Jennifer laissaient derrière eux. Nous nous consolions avec les babioles qu’ils nous avaient laissées mais qui déjà perdaient leurs couleurs

21 réflexions au sujet de « La nougatine de Pâques »

  1. gibulène

    On les adopte ces canadiens, on a presque envie de les voir débarquer dans le jardin ! quant à la nougatine……. que dire !!! un joli rêve de Pâques qui réveille les papilles !!! Merci de cette anecdote pleine de vie et de couleurs

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  2. Dominique

    Deux personnages aussi hauts en couleurs qu’ils sont attachants, qui font ces bons souvenirs de la petite enfance auxquels on aime se raccrocher… Je vois bien la tante Jenny et l’oncle Valère sortir de leur leur Pontiac et autour d’eux, les enfants surexcités qui se bousculent en attendant l’ouverture du coffre… J’aperçois une autre tante à l’air pincée et l’oncle César un peu revanchard faisant lui-même éclater l’œuf de son marteau…
    Si bien écrit, que j’arrive à voir les couleurs du tableau ! (un pastel !)

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  3. karouge

     » La couche de nougatine se faisait alors sentir avec ses petit copeaux d’amandes qui nous râpaient le palais, si dure que nous ne pouvions la croquer et que nous la recrachions, dépitées, dans le jardin pour le plus grand régal des fourmis. »
    Un peu gâtés ces enfants! recracher le moindre morceau de nougatine, quand même, si l’ on sait que ça fond dans la bouche avec délice
    Très agréable texte (comme d’hab) où il appert que par une tante canadienne peut advenir deux roumains généreux. Ça fait plaisir, ce rappel!

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  4. Frog

    Ah, on aimerait en savoir plus sur l’histoire de ce couple et le passé de l’oncle Valere ! J’aime toujours tes personnages et la tendresse amusée avec laquelle tu les pousses sur la scène.

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  5. polly

    Quel charivari qui nous ravit. Bien que je n’ai pas eu d’oncle canadien, ce texte fourmille de tant de souvenirs qu’on peut se l’approprier parce que l’enfance que tu racontes émerveillée et excitée évoque aussi celle de certains d’entre nous, de la mienne sûrement sauf que mon oncle ne venait que de Haute Savoie. 🙂
    Tu as le don d’animer tes textes, de les ambiancer parfaitement.

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  6. almanito Auteur de l’article

    Les personnages étaient fantasques et les cadeaux qui n’étaient que des babioles n’avaient que la couleur que les enfants leur donnaient, une fois la magie interrompue tout redevenait plus terne 😉

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