Juché
sur trois cageots qu’il a empilés les uns sur les autres, à la
va-vite, l’homme a le corps sec de ceux qui ne mangent pas toujours à
leur faim et la peau tannée des cueilleurs d’olives ou des marins.
Les premières notes résonnent, brutales, impétueuses.
A bella ciao
A capella, version mordante, la seule à la mesure de sa révolte, de sa rage.
Dans
l’assemblée, on frissonne, malgré la douceur de cette soirée de mai.
Nous nous sommes réunis sur le vieux port, en solidarité avec le pêcheur
victime d’une arrestation brutale, que les flics sont venus chercher
manu militari sans la moindre explication.
Ils l’ont emmené tel quel
au sortir du lit, en caleçon et débardeur et l’ont fourgué dans le
premier avion en partance pour Paris.
Depuis 15 jours, une colère
sourde alourdit le quartier et s’étend petit à petit dans toute la
ville. Tout le monde a signé la pétition et ce soir, tout le monde est
là, pour Daniel. Les pêcheurs ont cuit des montagnes de moules que nous
mangeons sur place pour soutenir la famille désormais sans ressource.
Le
rassemblement a été décidé à la dernière minute mais la nouvelle s’est
répandue comme une trainée de poudre jusque dans la moindre ruelle du
quartier le plus isolé. On ne renâcle pas à payer au prix fort le
gobelet de piquette largement coupé d’eau et les moules mal nettoyées,
qu’importe, c’est pour les gamins de Daniel qui ne travaille plus depuis
quinze jours.
Le petit homme sur ses cageots continue, les yeux
brûlants de rage. De grosses veines bleues gonflent son cou tendu vers
le ciel, dans la nuit qui descend peu à peu sur la colère des hommes.
O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao Una mattina mi son alzato E ho trovato l’invasor O partigiano portami via O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao O partigiano portami via Che mi sento di morir
La chanson aux multiples origines que chaque peuple s’est appropriée à sa façon, la chanson universelle des petites gens en lutte.
Le groupe
se resserre autour de l’homme, la voix rauque chavire les coeurs. Qu’il
ne s’arrête pas, qu’il chante, qu’il chante toute la nuit, s’il le
faut.
Parce qu’on attend. On attend la décision du juge, là-haut, à
Paris, et chacun redoute le silence qui va glacer l’assistance si le
chanteur se tait.
La tension monte. On s’efforce de ne penser qu’aux
paroles. Aux alentours, tout est vide, la vie s’est concentrée sur le
petit port, fervente communion pour l’instant, qui peut virer à
l’émeute d’un moment à l’autre. Se serrer les coudes, croire en la
chaleur de ce monde rassemblé autour d’une flamme ténue, vacillante. Ne
pas penser au verdict, ne pas penser au pire…
Et puis soudain un homme, un jeune, traverse la foule en s’égosillant: « il arrive, il arrive! il arrive à l’aéroport dans quelques minutes! »
Un petit vent s’est levé, faisant tanguer doucement les petits bateaux colorés, comme pour saluer celui qui nous est rendu.
Les moteurs ronflent, on s’engouffre dans les voitures de gens qu’on connait à peine sans faire de manière.
On y va tous!
A
l’aéroport, Daniel apparait enfin, tout pâle et frêle, impressionné par
un tel comité d’accueil. C’est un timide, un qu’on n’entend pas
beaucoup, un qui ne savait certainement pas combien il est important
pour tous. On détourne la tête pour cacher les larmes.
Daniel est rentré.
Si on enlevait l’avion de ton récit, il deviendrait intemporel !
Il est beau ce texte ! Sans même savoir ce qu’a fait ce Daniel en question, j’ai pris parti pour lui ! (Ça craint hein !)
Merci Marla, contente qu’il te plaise.
Il était bien évidemment innocent 🙂
Ton texte est magnifique… j’aime énormément.
L’homme qui chante, celui qui rentre au pays… La foule qui va de l’un à l’autre. L’accueil…
Sait-on jamais l’importance que nous avons dans le coeur des autres ?
Passe une douce soirée. Bises.
Merci d’avoir traversé la mer jusqu’ici Quichottine 🙂
Parfois il suffit de peu de chose pour apprendre que l’on compte pour les autres, parce qu’on ne le fait pas toujours voir…
Un récit rempli d’émotions que tout la ville soutient pour le retour de Daniel.
Bien écrit et plaisant à lire. Bonne soirée. Amitiés.
Merci Christian, bonne nuit.
M-a-g-n-i-f-i-q-u-e !!!
Mer-ci!!! 😉
Voilà un beau texte -qui a failli me tirer une larme si je ne m’y étais pas préparée- qui a échappé à mon reader ! Je le découvre grâce à un lien que j’ai trouvé chez un lecteur du jour. « Merci pour ce moment » (à ne pas confondre…) 😀
Une histoire vraie, à une époque où chacun était solidaire de l’autre, quand l’afflux d’argent n’avait pas encore ravagé les têtes et les coeurs..
Merci Dumè 🙂