La légende de Lucy

‌La légende de Lucy
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L’homme  s’appuyait sur une rude canne en bois d’eucalyptus, à peine dégrossie de son écorce, noueuse, qui alliait pourtant de manière improbable la solidité à l’élégance.

La maison, toute simple,  blanche comme toutes les habitations proches du marais, surplombait une étendue herbeuse fendue d’un petit chemin caillouteux qui descendait sur le chenal.

Il s’arrêta, un peu essoufflé devant une petite barque qui se balançait doucement, défraîchie d’avoir trop attendu les sorties entre les bancs de sable qui s’alongeaient jusqu’à l’océan où l’on se risquait parfois, lorsque les crevettes tardaient trop à venir frayer dans le bayou.

– Je suis trop vieux, maintenant, tout cela n’est plus pour moi… J’aurais aimé vous emmener faire un tour… vous montrer le héron bleu, la lumière argentée qui filtre entre les branches d’arbres à moitié immergés…peut-être vous faire goûter aux huîtres… Aimez-vous les huîtres? …. elles sont tapies, là, sous les coussins d’algues… et puis…J’aurais voulu que vous sentiez la magie du bayou, je n’ai d’autre mot que celui de magie, voyez-vous, pour parler du bayou…. Ah! N’en parlons plus! Avec ma patte folle, je ne serais même plus capable d’embarquer sans chavirer! Conclut-il en éclatant de rire.

Nous sommes remontés à petits pas vers la maison maintenant toute crayonnée d’ arabesques échevelées sous les feuillages qui l’ombrageaient et modulaient le décor au gré de la brise marine. Nous nous sommes installés devant la vieille table rustique sur la terrasse pour siroter un verre de sirop d’amandes et c’est là qu’il m’a raconté la légende de Lucy.

Vous savez, on parle de légende aujourd’hui, et après tout, cela m’est bien égal, les gens peuvent dire ce qu’ils veulent, mais moi, j’ai été témoin de cette histoire. Vous ne me croirez peut-être pas, mais s’il vous plaît, quand à votre tour vous la raconterez, cette histoire, dîtes bien que vous avez rencontré le frère de Lucy et que c’est de lui, que vous la tenez..

Je suis né ici, sur cette île  bénie des dieux, il y a plus de quatre vingt sept ans. J’étais l’aîné, venait ensuite ma soeur Phoebé et enfin la dernière, la petite Lucy, si douce et si fragile que l’on se demandait quel sort malin l’avait fait naître dans cette famille de crevettiers durs à l’ouvrage au sein d’une nature belle et  luxuriante, certes, mais sauvage.
Elle était la seule de nous trois qui montrât des aptitudes à la musique et à la peinture, vous verrez, je vous montrerai tout à l’heure les délicates aquarelles qu’elles faisait… Notre mère mourut alors que j’étais encore adolescent,  Lucy, elle,  n’avait que treize ans. C’est à cette époque qu’elle a commencé à  voir cette apparition.
Au début, ce n’était qu’une ombre indistincte qu’elle apercevait entre les cyprès enchevêtrés du marais et elle n’en parla pas. Puis les images se firent plus nettes: une petite fille, vêtue d’une longue robe blanche comme on peut en voir dans les très vieux films, semblait glisser près du chenal et disparaissait dans les brumes.
Phoebé et moi nous inquiétions beaucoup pour elle, nous la voyions changer de jours en jours et la savions particulièrement vulnérable depuis le décès de notre mère dont elle était la plus proche de nous trois. Elle passait de longues heures derrière la fenêtre de sa chambre, rêveuse et renfermée sur elle-même, si bien que nous nous demandions si elle n’était pas tombée malade. Enfin le jour où l’apparition se fit plus nette, elle se décida à m’en parler. A l’époque, elle devait avoir une quinzaine d’année. Je la raisonnai, essayai de trouver toutes sortes d’explications rationnelles, les ombres et les lumières ainsi que les brumes passagères de notre île pouvant jouer des tours à des esprits fantasques et fragiles comme le sien, mais par compassion, j’acceptai un matin de rester près d’elle pour faire le guet derrière la vitre.
Je n’eus pas longtemps à patienter. Juste avant que les brouillards matinaux ne se dissipent complètement, une silhouette passa en effet au bout du chemin tel un fantôme gracile puis s’estompa avant de disparaître.
Comme dans un rêve.
Satisfaite de m’avoir enfin convaincu et se sentant sans doute libérée de son secret et de ses doutes, Lucy reprit pied dans la vie petit à petit et un peu de rose revint colorer ses joues.

Le temps passa. Phoebé s’en alla vivre à Charleston et notre père mourut d’une congestion pulmonaire. Lucy se consacrait à la musique et à ses aquarelles qu’elle exposa même jusqu’à New-York, ce dont je fus extrêmement fier en même temps que soulagé qu’elle s’éloignât de ces terres….pour ainsi dire hantées.
Mais à chacun de ses retours, Lucy reprenait matin et soir son poste de garde et l’apparition revenait, fidèle au rendez-vous, dès que ma soeur rentrait au bercail. Ce qui me troublait beaucoup, voyez-vous, c’est que ce fantôme changeait au fil du temps: la petite fille fluette des premières apparitions était devenue une silhouette bien dessinée de femme, toujours en robe longue, le col et les poignets ornés de dentelles blanches à l’ancienne. Lucy se persuada qu’elle était certainement celle d’une lointaine aïeule et monta au grenier fouiller les malles, à la recherche de photographies jaunies par le temps. Pour ma part, je doutais fortement que nos archives familiales de pêcheurs crevettiers révèlent soudain l’existence aussi inattendue qu’incongrue d’une femme si  élégante parmi nos ancêtres, mais je  laissai Lucy à ses investigations.

A ce stade du récit, mama Kitty vint nous rejoindre en hochant la tête pour approuver les derniers propos du conteur. Une délicieuse odeur de brochettes aux épices flottait dans l’air et mama déposa devant nous un plat d’ignames tout chauds et tout brillants de beurre frais. Je remarquai, tandis qu’elle posait trois assiettes sur la table, le discret frôlement de sa main sur celle du vieil homme et le regard rapide de tendre complicité qu’il lui rendit. Le vieux Sud gardait ses codes, malgré le temps qui avait pourtant mis à mal bien des préjugés.
Avec le soleil déclinant, l’air s’était chargé de poussières dorées parfumées des vapeurs iodées de l’océan, je voyais au loin la ligne courbe de l’horizon marquée d’un rouge incandescent, comme pour nous encercler dans une bulle de bienêtre.

Le silence. Comme une prière avant le repas que sans un mot on m’invitait à partager, moi qui ne m’étais arrêtée là que pour demander mon chemin.

Ce fut mama Kitty qui reprit le récit à la fin du dîner.
Lucy finit par se marier avec un français. Un homme cultivé et charmant qui l’emmena vivre à Paris où il possédait plusieurs galeries d’art. Ils eurent une petite fille à laquelle ils donnèrent un joli prénom: Manon. Lucy écrivait beaucoup à son frère et envoyait beaucoup de photos de la petite, mais elle ne revint plus dans les marais pendant des années. Parfois nous nous mettions à la fenêtre, Joe et moi, pour tenter de voir la silhouette qui ressemblait tant à notre Lucy, mais elle aussi était partie… Et nous pensions que c’était aussi bien ainsi et que le temps de l’oubli était venu.
Et puis il y  eut ce terrible malheur. Manon qui avait une vingtaine d’années et son père sont morts dans un accident de voiture. Lucy est encore restée quelques années à Paris puis s’est décidée à rentrer pour se rapprocher de la seule famille qui lui restait. C’est une vieille femme qui nous est arrivée un jour, usée de chagrin et nous avons compris, Joe et moi, qu’elle était revenue pour mourir chez elle.
La femme en robe blanche réapparut dans les brumes du matin, là-bas, au bout du chenal. Le dos courbé, elle se déplaçait avec peine et Lucy semblait compter ses pas de plus en plus hésitants en psalmodiant du bout des lèvres quelque chose d’incompréhensible.
Un matin, la silhouette a trébuché, puis on l’a vue essayer de se relever et enfin elle a brutalement et définitivement disparu, comme si le sol l’avait soudain engloutie.
Le soir même, Lucy qui s’était assoupie sur le fauteuil s’est éteinte doucement derrière sa fenêtre.

10 réflexions au sujet de « La légende de Lucy »

  1. Laurence Délis

    Tu as l’art de savoir raconter. On a envie de se poser auprès du feu et dans la chaleur et lumière des flammes, faire silence, écouter ta voix et se laisser porter par la narration.
    Pour un jour d’halloween cette légende est tout à fait de circonstance 🙂

    Répondre
  2. almanito Auteur de l’article

    Pur hasard en fait pour Halloween, c’est un texte que j’avais écrit il y a longtemps et que j’ai retravaillé (bien ramé!) parce que j’aime bien l’histoire 🙂
    Merci Laurence.

    Répondre

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