Le petit cadre

Le petit cadre a glissé lorsque Jeanne a voulu l’épousseter et les tessons de son verre protecteur brillent maintenant de mille échardes dans les rayons du soleil, fines aiguilles étincelantes éparpillées sur le parquet. -Sors-toi de là dit-elle à Louise en écartant fermement la fillette de son avant-bras. Louise recule. Elle a récupéré le petit cadre et contemple les papillons, un roux, splendide, strié d’arabesques brunes, et deux autres, plus humbles et pâles, le beige à gauche et le rose un peu fané à droite, s’égaillant entre les baguettes dorées du cadre sur une guirlande de feuilles d’automne.
– On dirait des vrais! Ils vont s’échapper? Fait-elle en maîtrisant son envie de les toucher du bout de son index qu’elle sait sale et dont elle a encore rongé l’ongle. Inutile de provoquer maman, qui risque de lui faire payer la contrariété du tableau cassé en voyant ses mains toutes noires. Car maman a des colères qui explosent par ricochets comme dit son grand frère, si bien qu’au moment de demander pardon, Louise ne sait plus très bien pour quelle bêtise elle s’excuse. Mais peu importe, les bras de maman sont toujours frais et rassurants et c’est si bon de s’y réfugier.
-Ne sois pas sotte, tu vois bien qu’ils sont brodés. Regarde ce beau travail, tu imagines le nombre d’heures qu’il a fallu, la patience, les tout petits points sur la soie délicate, si fragile… -c’est toi qui les as cousus, maman? Non, ce n’est pas maman, Louise le sait bien, ce sont les bonnes soeurs du cloître Notre Dame. Maman ne fait pas de travaux « qui ne servent à rien ». Maman recoud les boutons, cuisine, lave, ravaude les vêtements, et même parfois ne rechigne pas à plonger ses mains dans le cambouis sous le capot de la voiture pour aider papa, mais de travaux d’agréments, il n’est pas question. C’est bon pour les bonnes soeurs qui n’ont rien d’autre à faire. Des égoïstes qui tournent le dos aux difficultés pour se consacrer à la prière, qui ne veulent pas affronter les réalités du monde, qui refusent de voir le sort des pauvres travailleurs, voilà ce qu’elles sont, les nonnes, tempête Jeanne dès qu’elle en a l’occasion.
Louise se demande comment il est possible que de si mauvaises personnes puissent exécuter de si belles choses. Lorsqu’elles passent devant la maison en groupe serré, visages fermés, indifférentes à la vie qui palpite autour d’elles, martelant comme des soldats partant en guerre les pavés de la rue de leurs gros croquenots tout plats, avec leurs grands voiles noirs si angoissants, flottant derrière elles, qu’elle assimile à des oiseaux de mauvais augure, Louise lâche ses jeux pour se réfugier le coeur battant sous le porche de la maison, frissonnante de terreur. La fillette fait des efforts pour imaginer des doigts de fées cachés dans les replis des tissus sombres comme la mort sans y parvenir. Pourtant papa les salue toujours à leur passage. Mais papa est un calotin de première a dit maman. Louise ne connait pas la signification du mot mais pense qu’en gros, cela doit vouloir dire qu’il est gentil. Un gentil doublé d’un optimiste, son papa, qui refuse de voir le mal et qui, devant l’évidence d’une catastrophe, maintient mordicus que tout va bien. Avec un brin de culpabilité pour cette pensée indigne, Louise se dit que ce papa fuyant la réalité ressemble peut-être un peu aux bonnes soeurs… Ca doit être comme l’autre jour à la télé songe t-elle. Une merveilleuse musique, légère comme une aile d’oiseau s’était élevée, fluide et pure comme un cristal. Et Louise avait été si déçue de découvrir sur l’écran un monsieur adipeux et laid soufflant dans un pipeau ridiculement petit au beau milieu d’ un studio sordide, scénographie pathétique en totale contradiction avec l’ange , jouant de la flute du haut d’un nuage qu’elle avait imaginé. C’est parce que la musique est dans sa tête avait expliqué papa. Et Louise avait pensé, un petit sourire satisfait éclairant soudain son visage grave: qui sait après tout si ces méchantes nonnes, le soir, dans leur couvent, en faisant leur toilette à l’eau pure – maman disait qu’elles n’employaient jamais de savon, ces veinardes, – oui, qui sait si elles ne laissaient pas s’envoler des myriades de papillons multicolores maintenus prisonniers durant la journée en ôtant leurs affreux voiles…

18 réflexions au sujet de « Le petit cadre »

    1. almanito Auteur de l’article

      Elle n’est pas aigrie, elle s’exprime sans détour. Le couple fait partie de plusieurs histoires, elle est coco et lui « calotin » comme elle dit. Le tout est à situer dans les années 50/60.

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  1. Frog

    Je suis bien contente de retrouver Jeanne et Louise, leurs personnalités si vivantes et tout cet univers que tu animes avec talent ! A propos de ta discussion avec Laurence sur l’écriture, si je puis me permettre de m’en mêler, je suis de ceux qui ne visualisent pas grand chose avant d’écrire, mais qui ont une sensation à « informer », et cela me limite de telle façon que je t’envie de pouvoir visualiser l’histoire avant de l’écrire.

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  2. almanito Auteur de l’article

    Je suis stupéfaite que tu te souviennes de mes personnages, merci Frog.
    Ce sont les décors et les ambiances qu’ils dégagent que je visualise, j’y suis très sensible dans la vie, c’est presque vital et sans eux je ne peux commencer un texte. Le problème est qu’à l’arrivée je me retrouve avec beaucoup d’images mais peu ou pas de fond et pas grand chose de profond 😉 alors crois-moi, c’est moi qui t’envie!

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    1. Frog

      Bien sûr que je me souviens de Jeanne et Louise. J’avais beaucoup aimé le texte où il était question de couture ! Est-ce que tu as d’autres textes où elles apparaissent ?

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  3. polly

    Retrouver Louise et Jeanne dans leurs petits détails quotidiens avec les colères à ricochets de l’une et les mains sales de l’autre. Le travail utile pendant que d’autres brodent de l’inutile.

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