L’homme aux chapeaux

C’était hier, dans une fin d’après-midi étonnamment paisible, quand le soleil soudain a tapissé les façades  d’un satin voilé de roux. Le quartier apaisé ronronnait, reprenant son souffle après les morsures d’un été particulièrement impitoyable. Les étés sont-ils plus cruels, la lumière hurle t-elle la brûlante violence du monde que les murs silencieux nous renvoient en pleine face plus qu’autrefois, ou bien n’est-ce que moi, qui ne sais plus voir l’exubérance heureuse de la belle saison, les éclaboussures d’eau dans un rayon de soleil, ni entendre les rires insouciants? Hier la ville qui prenait sa peau bistrée d’automne, avait baissé d’un ton ses rumeurs d’activité fébrile et ses couleurs saturées, comme pour signer une fin, une fin qu’on espérait mais qui dépose malgré tout l’écume amère des regrets, parce que l’on n’aime jamais les fins. Même si….

Au coin de la rue, Mous’, mon ami Mous’, le sage qui regarde la vie de toute sa tendresse, ou Mous’ que tout amuse et réjouit, qui fait parfois le pitre devant les terrasses pour obtenir son verre de jaune. Mais hier soir, c’était Mous’ le grave, bien campé sur ses deux jambes, tout revêtu de neuf, rasé de frais après son passage chez un coiffeur inspiré, qui avait taillé son épaisse tignasse poivre et sel en brosse et révélé ses traits fins, l’armature parfaite de son visage et son regard d’agate sombre. C’ est un petit homme sec dont la beauté noble vient des terres arides plantées d’oliviers multiséculaires de l’autre côté de la mer. Il est beau, il le sait. Il est l’homme aux  chapeaux , ainsi qu’on le surnomme parfois – il en possède plus qu’il y a de jours dans l’année, que les gens lui rapportent de voyages lointains – mais hier, nul couvre-chef fantaisiste ou exotique qui aurait gâché la jolie coupe. Car Mous’ est coquet.
Il observait les pompiers et les policiers venus chercher notre fine équipe de sans logis, qui, sentant le vent tourner et la fin de la saison touristique, avait tenté une incursion en centre-ville. Car l’été, tout comme les pointus colorés du vieux port que l’on relègue dans un coin du bassin mangé d’algues saumâtres pour faire place aux bateaux rutilants des plaisanciers, on les cache dans les ruelles discrètes peu visitées par les curieux. Et chaque année, à l’automne, les petites embarcations des pêcheurs reprennent leurs aises pour se balancer doucement au rythme de l’eau, un peu plus écaillées, un peu plus rouillées, et chaque années, par petits groupes d’abord timides, réapparaissent nos bonhommes, pas rancuniers pour deux sous, joyeux mais un peu plus usés, un peu plus abimés. Ils s’étaient tous agglutinés sur le banc du boulevard, tels une rangée de moineaux piailleurs et batailleurs sur un câble électrique, menant grand train de plaisanteries et de tapage hilare. Lorsque le passage de badauds s’annonçait au loin, de préférence des femmes, tous se redressaient dignement sur leur siège, dissimulaient les litrons derrière les sacs, repliaient leurs jambes et posaient leurs mains sur leurs genoux comme de petits garçons sages et bien élevés. et le coeur des anges s’exclamait à l’unisson: bonjour madame! avec des mines si innocentes que parfois une bourse s’ouvrait et qu’une piécette, voire même un sourire tombaient sur eux comme un baume bienfaisant. La journée avait due être bonne, à en juger par le nombre de litrons planqués sous le banc.  Si bien que l’un d’entre eux, sous une bourrade un peu rude bien qu’amicale, finit par rouler sur le sol. Du sang avait jailli de son front, les secours étaient arrivés. La nuit commençait à tomber, les pompiers embarquaient l’homme et les policiers se chargeaient du reste de la bande. Vaincus, ils montaient tête basse dans le fourgon, tandis que les jeunes flics ramassaient leurs affaires. Nulle précipitation, nulle brutalité. Le plus jeune d’entre eux avait attaché en laisse les deux petits chiens pétrifiés de peur, et tout grand qu’il était, marchait à leur pas, le dos courbé, pour les faire monter à la suite de leurs maîtres. Même avec l’exceptionnelle gentillesse des policiers et des pompiers, la scène était dure, et l’un d’entre eux est venu me rassurer, ils seraient libres avant le lever du jour.
Mous’ avait pris sa tête des mauvais jours, implacable. « Tu sais, ils sont comme moi! » dit-il. Bien sûr, Mous’ ils sont comme toi, comme moi, comme tout le monde. « Oui, mais tu vois, moi, les flics me ramassent pas comme ça… par terre! » C’est vrai. Mous’ garde toujours sa dignité. Même après deux jaunes qui suffisent amplement à faire tourner sa tête, Mous’ ne s’effondre jamais en public. Il titube un peu pour rentrer, mais jamais ne se laisse aller. Il est dégoûté, ne comprend pas ces hommes qui nous ressemblent tant, à lui, Mous’, à moi, à nous tous. Ils en ont besoin, Mous’, tu sais bien. Eux c’est le gros rouge, toi c’est le pastis, on a tous besoin du truc qui fait oublier. Et toi? Fait-il dans un sourire qui fait briller ses yeux.. Moi? J’aurais tellement honte de lui dire, à lui qui ne sait pas lire,  que je vais un peu le raconter,  en faire un humble héro, dans cette histoire si banale de fin d’été. La nuit était tombée et les premières notes de musique ont résonné. Le bateleur de foire bruyant et vulgaire venu faire les attractions estivales a plié bagages, emmenant karaoké et fausses notes pour reprendre le ferry.

Ce soir un vrai chanteur va gratter la guitare sèche sans ampli et sans chichi. Les notes vont couler, nostalgiques et tendres sur la pente des toits, s’enrouler dans les cours secrètes, s’effilocher entre les petits bateaux fanés qui s’endorment dans le port.

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