Tempo

Dix ans s’étaient écoulés comme l’eau file entre les doigts, comme les châteaux fragiles que le vent balaie sur la plage. Par les fenêtres, les volutes de tabac s’envolent dans la brise du soir, on écoute les trémolos du chanteur raté berçant d’ennui les touristes fourbus aux terrasses des bars. Mandolines et rengaines sirupeuses, limonade et bière blonde.

Avant… avant on descendait tous dans la rue…. Dix ans seulement, tu crois?

Dix ans et on a trop attendu le retour des martinets, on a trop guetté le milan noir dans un ciel trop parfait, foulé les pierres roulantes sur les antiques sentiers de bergers, arpenté les plages désertes des matins d’hiver en rêvant la tête dans les nuages, les mains dans les poches.

L’apesanteur des instants goûtés avec insouciance. Heureuse plénitude. Les pépites des heures s’éparpillaient malgré nous dans les touffes de lentisques, sous les éboulis ocrés des bergeries abandonnées.

Les vents tournaient et nous tendions nos bras à leur tiédeur comme de de grands oiseaux leurs ailes confiantes qui jamais ne s’envolent.

Qui n’eut pas succombé aux tourbillons enivrants? Tu l’as vu, toi, le milan noir? J’ai vu le milan et aussi la tortue éternelle dans les fenouils, .les dauphins éclabousser d’étoiles le pointu du pêcheur, la brume recouvrir la montagne endormie dans l’eau pâle, des oursins vernis de sombre dans un écrin de cristal. J’ai vu les tempêtes jaunes du sirocco, le pied de l’olivier dans la neige et des collines enflammées… J’ai senti rouler entre mes doigts, les perles roses du poivrier, caressé la courbe claire du citron sauvage et l’arrête rugueuse du roc.

Pourtant.

Aux fenêtres accoudés, nous écoutons le pitoyable répertoire du chanteur fatigué en baissant la tête. Avant…avant on descendait tous dans la rue….

A la première vibration de la guitare sèche, par petits groupes essaimés sur le trottoir, sans ampli, sans micro, des jeunes aux yeux ardents emplissaient l’air du soir de refrains révolutionnaires, s’apaisaient dans la reprise de canti ancestraux, contaient la romance douce amère des amours impossibles, pour reprendre à nouveau, fiers et fougueux, les chants de luttes et d’espoir.

Les torses se redressaient, les regards se perdaient loin dans l’horizon possible, par-dessus les façades, au-delà des mers et des montagnes. On respirait, le coeur gonflé de joie, les tripes nouées par les voix graves. Les chants d’un peuple à l’unisson, simplement grandioses dans la nuit d’été. Après le Dio Salvi Regina, on rentrait, recueillis et heureux.

Les fenêtres se ferment maintenant, on s’empresse d’écraser la dernière cigarette sur le rebord pour ne pas entendre la fin, pour ne pas voir nos espoir se diluer dans la nuit, résignés, la tête alourdie de regrets en jetant un dernier coup d’oeil au ciel sans étoiles.

Dix ans, seulement, dis-tu?

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