Parfois, Jeanne demandait à Louise de tendre ses petits bras bien droits devant elle, paume des mains dirigées vers le haut et déposait un léger paquet de linge fraîchement empesé, ou un drap qu’elle venait d’ajourer, bien enveloppé dans du papier blanc, que la fillette devait livrer chez Amaury Père & Fils. C’était un magasin très ancien, hors du temps, proposant divers services de nettoyage, couture et repassage, fréquenté par la clientèle la plus huppée de Paris. Louise partait à petits pas précautionneux, dos et tête raide, toute consciente de l’importance de la tâche qu’on lui confiait. Intimidée, elle poussait la porte et attendait qu’on vienne la décharger de son précieux fardeau. La maison avait gardé la tradition selon laquelle chaque petite main était appelée mademoiselle, suivi de son prénom, quelque soit son âge ou sa situation familiale, à part les responsables que l’on gratifiait d’un « madame » respectueux de leur grade. La fillette, médusée, avait elle aussi droit au mademoiselle Louise de rigueur, qui faisait rosir ses pommettes de plaisir. Elle suivait les va-et-vient rapides des demoiselles chaussées de légères ballerines glissant à pas feutrés sur la moquette claire, s’empressant de rejoindre une cliente dans une cabine d’essayage, ou s’enquérant d’un nouveau modèle à proposer à une autre ou encore déroulant une pièce de tissu chatoyant sous les yeux d’un gros monsieur indécis. Les étoffes bruissaient doucement entre les mains habiles, le ciseau mordait dans une rame de tweed épais, tandis que madame Raymonde réceptionnait le linge fin à « rafraîchir » qu’apportaient les soubrettes ou les chauffeurs des hôtels particuliers. On parlait à mi-voix, dans cette atmosphère ouatée, les demoiselles élégantes mais sobres portaient des robes de flanelle gris perle et de petits bijoux discrets à leur cou pour ne pas porter ombrage à la clientèle. Parfois une voix claire s’élevait: « mademoiselle Sylvette, s’il vous plaît, j’aurais besoin de votre aide pour un flou, en cabine 3, merci ». Et aussitôt, une mademoiselle accourait, munie de son centimètre et de sa pelote d’épingles. Tout au fond de la boutique, dans la dernière pièce, régnait madame Rosette. Personnage à part, madame Rosette s’épanouissait dans de larges parures chamarrées relevées de breloques clinquantes, toujours souriante et joyeuse. Elle était stoppeuse, la meilleure de Paris, disait-on, et cela était certainement vrai car les plus grands couturiers se la disputaient, ajoutait Jeanne. Isolée, dans un fourbi ahurissant de vêtements en attente de ses soins, dans un local exigu, madame Rosette, qui était aussi la meilleure amie de Jeanne, réparait à longueur de journée les pièces rares des musées, les tissus les plus délicats des robes de soirée, les nobles soieries ayant subi un accroc ou bien l’assaut des mites, car au grand étonnement de Louise, il y en a aussi dans les maisons les plus bourgeoises. Lorsqu’elle en avait le courage, Louise traversait les beaux salons trop feutrés et trop luxueux, éclairés de lustres en cristal pour rejoindre madame Rosette. « Tiens v’là la Louloutte! » s’exclamait-elle en lui claquant une bise sonore sur la joue. Louise, déjà connaisseuse, retournait un habit stoppé et s’amusait à chercher la réparation sur l’envers. La plupart du temps, le travail était si bien exécuté, qu’elle n’en retrouvait pas la moindre trace, à la grande joie de madame Rosette: « c’est magique, tu vois? C’est magique! » disait-elle en explosant de rire. Et Louise n’était pas loin de croire qu’elle était une fée… Le dimanche, Jeanne et Louise rendaient visite à madame Rosette rue Saint Louis en l’Ile. Main dans la main, elles traversaient le Pont Marie, flânaient un peu devant les boutiques, s’amusaient des blagues bon enfant que se lançaient des garçons de bistrots d’un trottoir à l’autre, et se retrouvaient vite devant la façade rococo en pierre de taille ocrée avec son mascaron et les inquiétantes chimères qui ornaient l’hôtel Chenizot. Madame Rosette habitait là. Oh pas dans l’un de ces beaux appartements ornés de balcon en fer forgé et d’un très ancien cadran solaire, non! On rejoignait les pénates de la dame en longeant de longs boyaux de couloirs obscurs, il fallait ensuite monter un étage, emprunter un nouveau dédale de couloirs tarabiscotés, grimper encore deux volées de marches dallées de tomettes pour enfin arriver. La porte n’était jamais fermée et dès l’entrée, la mère et la fillette pouvaient voir le dos ample de madame Rosette, encore et toujours courbé sur l’ouvrage qu’ une simple loupiote éclairait faiblement, parant au manque de luminosité de la pièce. Une odeur de café chaud flottait toujours, parfois accompagnée du doux parfum du baklava sortant du four dont Jeanne et Louise raffolaient. Jeanne et madame Rosette papotaient en feuilletant « Point de Vue images », non pas qu’elles fussent réellement passionnées par ce genre de lecture, ni l’une ni l’autre, mais parce que parfois les illustres personnages y figurant, étaient clients chez Amaury & Fils. Et Jeanne avait beau prendre un air dégagé, Louise voyait bien que sa maman était fière d’avoir repassé la liquette de smoking du baron Trucmuche ou la robe de mariée de la princesse Machin-Chose. Louise redoutait toujours l’immanquable apparition de Freddy, le mari de madame Rosette. Le bruit des savates trainées sur le carrelage annonçait l’intrus venant se servir de café et d’une part de gâteau. Les rires et les bavardages s’arrêtaient. « c’est sa dépression » marmonnait alors madame Rosette pour expliquer, comme une excuse. L’homme en pyjama, aussi maigre que madame Rosette était opulente s’effondrait contre le rebord de la table sans saluer, pleurait un moment en ressassant pour la énième fois le terrible récit de l’exode des Arméniens et retournait se coucher emportant sa tasse de café d’une main tremblotante. En sortant, Louise ne manquerait pas de poser toutes les questions qui la brûlaient, Jeanne ne répondrait pas, ou peu, laissant au temps le soin de faire découvrir les horreurs du monde à sa trop petite fille. Jeanne restait encore un peu, le temps de faire oublier la fausse note à son amie, puis il fallait rentrer. Sur le seuil de la porte, madame Rosette offrait une sucette Pierrot Gourmand à Louise qui en choisissait toujours une verte, car elles étaient plus rares que les autres. Si elle n’appréciait pas le goût de la menthe, elle en aimait la belle couleur émeraude, d’un vert aussi profond que l’océan qu’elle avait vu une fois en vacances. Elle en avait toute une collection dans un verre à dents à la maison. De temps en temps elle en dépiautait une pour contempler les petites bulles d’air comprimées dans le sucre, comme de petites particules d’écume salée, un peu amère, imaginait-elle…
Ton beau texte ne perd rien à être relu, bien au contraire ! C’est du Maupassant sans la cruauté, du Zola sans la crudité, on s’y croit et cela donne envie de lire la suite !
Merci Frog, oui c’est un texte que j’avais déjà publié sur OB, je m’entraîne à la manipulation de WP qui m’est moins familière, pour y mettre certains textes, voire m’y installer complètement, OB accumulant les bugs, tu essuies les plâtres en quelque sorte, merci d’être venue 🙂